Responsabilité sociale de l’entreprise
Les multinationales de l’agroalimentaire intègrent désormais une dimension sociale et environnementale à leurs activités commerciales, au titre de la Responsabilité sociale de l’entreprise. Malgré des progrès pour les agriculteurs, beaucoup reste à faire.
Popularisée dans les années 1950, la Responsabilité sociale des entreprises (RSE), qui implique l’intégration au sein des opérations commerciales d’une entreprise d’une dimension sociale et environnementale, est devenue, ces deux dernières décennies, un phénomène global.
Après avoir longtemps cantonné la RSE à leurs départements Marketing ou Communication, les grands groupes de l’agroalimentaire ne peuvent désormais plus échapper à leurs responsabilités vis-à-vis des sociétés au sein desquelles ils opèrent.
Unilever, l’un des principaux acteurs du secteur de l’agroalimentaire dans le monde, affirme ainsi avoir inscrit le développement durable au cœur de sa stratégie commerciale. À l’image de ce qui se fait chez la plupart de ses concurrents, le Unilever Sustainable Living Plan partirait du principe qu’“une croissance responsable est le seul modèle qui réussira dans un monde au sein duquel les attentes des consommateurs et les tendances des dynamiques de marché changent”.
Ce géant industriel espère toucher, d’ici 2020, pas moins de 5,5 millions de personnes avec l’objectif d’améliorer les conditions de vie des agriculteurs, d’augmenter les revenus des petits commerçants et d’obtenir une participation accrue des jeunes entrepreneurs au sein de ses chaînes d’approvisionnement. En 2016 déjà, l’entreprise affirmait que 650 000 petits agriculteurs et 1,5 million de vendeurs au détail bénéficiaient d’initiatives promouvant de meilleures pratiques agricoles ou revenus.
À Madagascar, par exemple, un programme de soutien aux producteurs de vanille lancé en 2013, en partenariat avec l’entreprise Symrise, l’agence de coopération allemande GIZ et l’ONG Save the Children, aurait ainsi déjà porté ses fruits : 3 000 petits producteurs ont été formés à de nouvelles pratiques agricoles qui ont permis d’augmenter leur production et de renforcer leur autonomie alimentaire ; 160 jeunes ont reçu des formations en finance, en alphabétisation et en calcul ; des parents ont été soutenus afin de couvrir une partie des frais scolaires de 77 établissements.
Changer les “règles du jeu”
Pourquoi une entreprise comme Unilever, qui compte 169 000 employés, prendrait-elle la peine de former des petits agriculteurs ou d’aider des enseignants de zones rurales malgaches ? La réponse est multiple.
Les entreprises peuvent investir dans la RSE (et le faire savoir auprès du public) sous la pression des consommateurs soucieux de la traçabilité des produits, du fait de la législation et des régulations mises en place par les autorités des pays producteurs, ou encore pour obtenir des certifications donnant accès à de nouveaux marchés. Plus généralement, la motivation est économique.
Dans son rapport intitulé Better business, better world (en anglais) et publié en janvier 2017, la Business and Sustainable Development Commission estime que les 17 Objectifs de développement durable définis par les Nations unies “offrent au secteur privé une fascinante stratégie de croissance qui ouvre de nouveaux marchés et, en même temps, aide à résoudre d’important défis sociaux et environnementaux”. À la clé : des affaires pour une valeur de 12 billions de dollars (9,75 billions d’euros) et la création de 380 millions d’emplois d’ici 2030 (lire l’encadré).
En pratique, toutes les entreprises n’investissent pas dans la RSE. S’agissant des PME, leur taille ne leur permet pas d’influencer l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement dont elles ne sont qu’un maillon. Quant aux grands groupes de l’agrobusiness, ils “font face à de nombreux défis environnementaux et sociaux”, explique Charles O’Malley, conseiller senior en partenariat du programme “Green commodities” du PNUD. “Si une entreprise agit seule, elle risque de compromettre sa compétitivité”, poursuit l’expert. “Donc beaucoup du travail en RSE au sein des grandes entreprises se concentre sur la façon de changer les ‘règles du jeu’ dans l’industrie en général, soit à travers des standards internationaux, soit via la législation nationale.”
La RSE, un atout commercial
La RSE peut surtout s’avérer un puissant outil de sécurisation des chaînes d’approvisionnement. Un porte-parole de Nestlé affirme ainsi qu’“en investissant dans la création de valeur sur le long terme pour la société, nous nous assurerons de développer notre business de manière durable”. Ce poids lourd de l’agroalimentaire appelle cela “créer de la valeur partagée”. Comme d’autres acteurs majeurs du secteur, l’entreprise a dû, dans le passé, faire face à plusieurs défis : d’une part, de nombreuses critiques pointaient le travail des enfants dans les plantations de cacao d’Afrique de l’Ouest, d’autre part, les rendements en cacao ont marqué le pas du fait de mauvaises pratiques agricoles, néfastes pour l’environnement. En 2009, Nestlé a donc lancé son “plan cacao”. Après la mise en place en 2012 du “Système de suivi et de remédiation du travail des enfants” (Child Labour Monitoring and Remediation System - CLMRS) et l’établissement d’un partenariat avec l’organisation à but non lucratif International Cocoa Initiative, le rapport “Lutter contre le travail des enfants” publié en 2017 faisait état d’une réduction de moitié du travail des enfants dans la chaîne d’approvisionnement de l’entreprise. De même, 163 407 membres de communautés ont été sensibilisés aux problèmes liés au travail des enfants, et 1 246 personnes font office d’agents de liaison au sein des communautés. La même année, Nestlé affirme avoir fait bénéficier 431 000 agriculteurs de programmes de renforcement des compétences et avoir offert près de 160 millions de nouveaux plants à haut rendement, l’objectif étant d’en distribuer 220 millions d’ici 2020.
Très exposées médiatiquement, les multinationales du cacao investissent énormément dans la RSE. Le PNUD, en partenariat avec le Ghana Cocoa Board (COCOBOD) et avec le soutien financier de Mondelēz International, a mis en place le projet “Environmental Sustainability and Policy for Cocoa Production” au Ghana, deuxième producteur mondial de cacao, pour un budget de 1,4 million d’euros. Dans ce pays où 800 000 producteurs dépendent de cette filière, 100 000 d’entre eux ont adopté de nouvelles pratiques et 780 000 semis ont été distribués pour réhabiliter 8 600 hectares de forêts.
Limiter la motivation des entreprises à de simples intérêts économiques serait toutefois réducteur. “Il y a eu une énorme prise de conscience des entreprises et une compréhension des problèmes sociaux et environnementaux dans l’agriculture, allant des droits du travail aux droits des humains, en passant par la gestion des écosystèmes”, affirme Charles O’Malley. “Bien des actions entreprises sont en lien avec les pratiques agricoles, des rendements à la hausse, une meilleure qualité des produits et de meilleurs prix sur les marchés internationaux. Pour les acteurs majeurs, une large part de la RSE et de la stratégie durable est en rapport avec la sécurité de l’approvisionnement sur le long terme. Donc la RSE est un problème très stratégique. Néanmoins, l’agriculture est un marché global et il existe beaucoup d’acteurs dans les chaînes d’approvisionnement, des producteurs aux commerçants et aux transformateurs, qui ne sont pas au courant de ces enjeux ou ne s’en préoccupent pas.”
Des acteurs inattendus
Certaines multinationales n’achètent rien aux petits agriculteurs, mais auraient sans doute beaucoup à leur vendre si ceux-ci devenaient solvables. Ces petits producteurs “pré-commerciaux” sont la cible principale de la Fondation Syngenta pour l’agriculture durable, créée il y a 35 ans. “Nous voulons aider à générer de bons revenus, d’une part en aidant les petits agriculteurs à améliorer leurs récoltes, d’autre part en leur donnant accès à des marchés lucratifs sur lesquels ils peuvent vendre leurs produits”, explique Paul Castle, responsable de la communication de la Fondation Syngenta. “Nous ne sommes pas une ‘deuxième équipe marketing’ pour l’entreprise. Beaucoup des problèmes des petits agriculteurs n’ont rien à voir avec les produits [d’entreprises comme Syngenta]. Ils ont besoin, par exemple, de meilleurs sols, d’une gestion plus efficace de l’eau, de formations agronomiques, de nouvelles formes d’organisation, de liens aux marchés…” Sur le terrain, les programmes de la fondation ont un impact positif certain sur la vie des petits producteurs.
“Notre métier évolue”
La RSE dans l’agriculture peut aussi être l’œuvre d’entreprises a priori très éloignées du secteur. L’opérateur téléphonique français Orange, par exemple, a soutenu Abdou Maman Kané, un informaticien nigérien, pour développer sa start-up Télé-irrigation : il suffit aux agriculteurs d’appeler un numéro de téléphone pour déclencher une pompe à eau. L’irrigation des champs peut ainsi se faire à distance et à la demande, évitant de transporter de lourds jerricans sur de longues distances, dans ces zones rurales où la disponibilité de l’eau est rare.
“Notre métier évolue, la création de valeur se développe autour des nouveaux usages et services. L’enjeu stratégique d’Orange est d’être le partenaire majeur de la transformation numérique de l’Afrique et du Moyen-Orient. Cela passe par le mobile money, l’énergie, l’éducation, la santé… et bien sûr l’agriculture”, justifie Bruno Mettling, PDG d’Orange Moyen-Orient et Afrique.
L’opérateur a ainsi développé toute une batterie de services dits “projets m-agri”. “La RSE s’intègre de plus en plus dans notre business. Au fur et à mesure, elle est assimilée au sein de toutes les activités et métiers de chacun, même s’il y a encore du chemin à parcourir.” Orange est très implanté en Afrique et Bruno Mettling ne perd pas de vue que “ce grand continent verra sa population plus que doubler d’ici 2050, quand celle de l’Europe continuera de baisser. Avec une telle équation démographique, l’Afrique porte une part de l’avenir de l’humanité et elle doit relever un formidable défi en termes de croissance, d’infrastructures, d’inclusion sociale…”.
Avec une approche similaire, la banque BNP Paribas a développé un ensemble de “règles encadrant la gestion des produits et services financiers” avec pour vocation de “répondre aux principaux enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance du secteur agricole, et définir des préconisations pour conduire des activités de manière responsable”. Sont ainsi pris en compte le respect de normes sociales et environnementales, l’utilisation de produits agrochimiques autorisés ou le respect du bien-être animal dans l’obtention de crédits ou d’autres services financiers.
Des progrès indéniables, mais insuffisants
En 2013, l’ONG britannique Oxfam a lancé sa campagne “Behind the brand” (“Au-delà de la marque”) qui consistait à noter les performances de dix grandes entreprises de l’agroalimentaire dans sept domaines : transparence, femmes, travailleurs, agriculteurs, terres, eau et climat. Trois ans plus tard, Oxfam observait que “les ‘10 grandes’ entreprises de l’alimentation et des boissons se sont engagées de façon significative à améliorer les standards sociaux et environnementaux dans leurs vastes chaînes d’approvisionnement”. Unilever, Nestlé et Coca-Cola occupent le podium des mieux notées. Cependant, nuance l’ONG, “pour accélérer la transformation vers un système alimentaire plus durable, les entreprises doivent aller plus loin et fondamentalement réécrire les modèles commerciaux de leurs chaînes d’approvisionnement afin de s’assurer que davantage de la valeur générée par leurs produits bénéficie aux agriculteurs et aux travailleurs qui en produisent les ingrédients”.
La difficulté tient pour beaucoup au fait que “même les grandes entreprises ne peuvent avoir qu’un impact limité sur les chaînes d’approvisionnement”, explique Charles O’Malley. “McDonald’s, par exemple, s’est fortement engagé à se fournir en viande de bœuf auprès de fermes qui ne participent pas à la déforestation. Bien que McDonald’s soit clairement un gros acheteur de viande de bœuf, il ne représente qu’un petit pourcentage du marché global. Ses fournisseurs peuvent avoir participé à la déforestation auparavant. Les fermes qui ont récemment participé à la déforestation peuvent facilement trouver d’autres acheteurs, puisque 95 % de ceux-ci n’exigent rien sur le sujet. Donc la déforestation continue.” Le problème est aussi vrai dans d’autres secteurs de l’agroalimentaire, d’où la nécessité d’actions aux niveaux national et international, au sein de secteurs industriels entiers.
Il n’en reste pas moins que les grandes firmes ont un rôle important à jouer. “Les investissements directs dans les communautés […] permettent aux entreprises de concilier les priorités de leurs chaînes d’approvisionnement avec le développement des communautés et les gains environnementaux”, note un rapport conjoint de la FAO et de l’UNIDO (en anglais), qui présente diverses études de cas. “Ces exemples sont encourageants, mais, seuls, ils n’apporteront rien au développement de secteurs nationaux de l’agroalimentaire compétitifs et durables : ces projets bénéficient à des communautés sélectionnées pour des objectifs spécifiques aux intérêts des entreprises. Il manque les ingrédients pour une intensification de ces projets.” À charge au secteur public et à la société civile, affirment la FAO et l’UNIDO, de créer un cadre législatif et économique propice à la généralisation de ces succès au niveau national.
Vincent Defait
Dans les Caraïbes, Sandals Resorts renforce les liens entre tourisme et agriculture
Dans les Caraïbes, des sociétés telles que le groupe jamaïcain Sandals Resorts, qui exploite 19 hôtels all-inclusive dans six îles, montrent l’exemple en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE). En Jamaïque, où le groupe possède 14 propriétés et plus de 70 restaurants, le déficit d’importation de denrées alimentaires atteint environ 1 milliard de dollars dans le secteur du tourisme. Par ailleurs, le rapport de 2015 sur la demande dans le secteur du tourisme indique que celui-ci consomme 820 000 kilos de pommes de terre chaque année. Conscient de la nécessité de réorganiser l’approvisionnement de ses hôtels en denrées alimentaires, Sandals a lancé en mars 2018 un projet pilote d’achat direct de plants de pommes de terre, pour un montant de 22 350 dollars, au profit de cinq producteurs. Cela représente 1 300 sacs de plants, de quoi cultiver 20,5 hectares pour produire, selon les estimations, 341 000 kilos de pommes de terre, soit 40 % de la demande actuelle.
Suivant cet accord, les producteurs ont un accès garanti au marché et peuvent attendre la première récolte pour rembourser, sans intérêts, l’achat des plants à Sandals. Sandals estime qu’à terme ce partenariat lui permettra de s’approvisionner en pommes de terre exclusivement auprès de producteurs jamaïcains, ce qui contribuera aussi à réduire ses frais d’importation et à améliorer la qualité et la durabilité de son approvisionnement. Le groupe espère aussi que son projet se développera et que d’autres agriculteurs s’y associeront, l’ambition étant de parvenir à ce que d’ici trois ans une quinzaine de produits soient cultivés et vendus à d’autres opérateurs du secteur du tourisme.
Selon Jordan Samuda, le directeur des achats de Sandals Resorts International, “le groupe Sandals est convaincu qu’il est crucial d’offrir des débouchés aux producteurs locaux, dont la croissance durable nécessite un plus grand soutien du secteur privé”. Le vice-président de Sandals Resorts International, Adam Stewart, a chargé l’équipe responsable de la chaîne d’approvisionnement d‘établir une stratégie à long terme pour fournir cette assistance aux producteurs.
Cette initiative n’est qu’une première étape, puisque le groupe s’est engagé en 2018 à investir plus de 160 000 dollars par an dans l’aide aux agriculteurs dans le cadre de divers projets en Jamaïque. “Notre objectif à long terme est de stimuler l’agriculture locale afin qu’elle produise suffisamment pour que Sandals et les autres opérateurs du secteur du tourisme réduisent sensiblement leurs importations”, explique Jordan Samuda.
Natalie Dookie