La transformation de l'agriculture est absolument essentielle pour réduire la pauvreté et améliorer les moyens de subsistance dans le monde rural. Au cours des dernières décennies, les taux de pauvreté en zones rurales ont considérablement diminué, en grande partie du fait de la réduction des disparités entre les revenus ruraux et urbains. L’expert C. Peter Timmer fait remarquer que la sortie de l’état de pauvreté a été favorisée par l’amélioration de la productivité agricole qui, grâce à l’efficacité accrue de l’agriculture, a généré une production alimentaire, de la main-d’œuvre et des fonds pour soutenir le processus d'urbanisation et d'industrialisation. Il est toutefois trop tôt pour se réjouir car 78 % des habitants les plus pauvres de la planète vivent toujours dans les zones rurales et dépendent de l'agriculture pour leur subsistance.
La technologie est reconnue depuis longtemps comme un moteur clé de l’augmentation de la productivité agricole associée à la transformation du secteur. Et les technologies numériques n’échappent pas à la règle. Les gains de productivité potentiels associés aux nouvelles applications de la technologie numérique, à faible coût et à forte intensité de données, pourraient être énormes car ces technologies transforment radicalement les niveaux et la distribution du capital physique, de la main-d’œuvre et du capital naturel. De plus, les applications possibles sont ici pratiquement illimitées – allant des tracteurs autonomes aux implants sous-cutanés qui surveillent la santé du bétail. D’ici les deux ou trois prochaines années, les technologies agricoles numériques devraient représenter un marché considérable à l’échelle mondiale. Les projections de Berger montrent également que le marché mondial des technologies de l'agriculture aura doublé en 2020 par rapport à 2014 (passant d'environ 2,5 milliards de dollars en 2014 à plus de 5 milliards de dollars en 2020).
Mais la transformation agricole sera surtout emmenée et renforcée par l’impact de la technologie numérique sur les marchés en amont, médian et en aval associés à l'agriculture. Le système alimentaire mondial est complexe. Il regroupe de nombreux acteurs qui échangent de grandes quantités d'informations. À travers le monde, 570 millions d'exploitations agricoles produisent les aliments destinés à 7,6 milliards de consommateurs. La complexité du système tient aussi au fait qu’il faut y ajouter, en amont, quelque 100 000 entreprises qui fournissent des intrants aux agriculteurs et, en aval, des millions d'entreprises agroalimentaires qui transportent, transforment et commercialisent la production alimentaire. Une concurrence imparfaite, l’asymétrie d’information, une série d’externalités et des coûts de transaction élevés sont autant de facteurs qui diminuent considérablement la rente du producteur et du consommateur. La force des technologies numériques réside dans leur capacité à mettre en contact producteurs et consommateurs, à un coût quasi nul, un avantage qui peut permettre de réduire considérablement les dysfonctionnements du marché et réorganiser en profondeur les chaînes de valeur.
Malgré le réel impact positif des technologies numériques sur l’efficacité et la productivité des exploitations, mais aussi tout au long de la chaîne de valeur, leurs retombées sur l’équité et le contexte dans son ensemble ne sont pas aussi évidentes et nécessitent une évaluation plus approfondie. Les technologies agricoles numériques peuvent influencer la distribution des revenus, les besoins en main-d'œuvre qualifiée et la durabilité de l'environnement, cette influence pouvant varier d’un contexte démographique et d’un site ou une région à l’autre. Il y a donc lieu de réunir davantage d’éléments probants concernant l’impact de l’agriculture numérique et de répondre à différentes questions : l'agriculture va-t-elle créer de nouveaux emplois ou sera-t-elle la prochaine victime de la destruction d'emplois due à l'automatisation et à la disparition attendue des intermédiaires tout au long de la chaîne de valeur ? Les technologies de précision favoriseront-elles l’utilisation rationnelle des ressources naturelles ou accéléreront-elles plutôt leur épuisement ? Les données générées par les producteurs et les consommateurs de produits alimentaires seront-elles utilisées pour favoriser une répartition plus équitable des avantages économiques ou les informations seront-elles exploitées uniquement par une poignée d’acteurs puissants ?
Le secteur public a un rôle à jouer dans l'identification des biens publics ainsi que des politiques et des investissements publics pour garantir une distribution efficace, équitable et écologiquement durable des dividendes numériques de la transformation agricole. Ces interventions politiques doivent cibler aussi bien l’offre que la demande. Les marchés et les capacités varient considérablement d'un pays et d'une région à l'autre et à l'intérieur d'un même pays. De ce fait, l’offre et la diffusion de technologies agricoles numériques se heurtent encore à de nombreux obstacles. Du côté de la demande, des politiques publiques doivent être mises en place pour créer un marché des technologies et des services numériques susceptible d’améliorer les résultats du développement et augmenter la demande existante. En outre, la complexité croissante des écosystèmes numériques qui sous-tendent la digitalisation des systèmes alimentaires, ainsi que l'augmentation exponentielle des volumes de données et de la rapidité avec laquelle elles sont collectées et analysées, compliquent encore la conception de cadres politiques et de systèmes réglementaires appropriés. Par exemple, le développement du big data, de l’Internet des objets et des systèmes de stockage en nuage impose de redéfinir le concept de protection des données à caractère personnel et d’explorer des approches innovantes pour renforcer la sécurité des données. Les aspects politiques et réglementaires en rapport avec la propriété des données et les droits relatifs à l’utilisation des données revêtent une importance accrue dans le contexte actuel de l’augmentation du volume des données et de leur valeur économique dans les systèmes alimentaires. Il convient également de se pencher sur le rôle du secteur public dans la production et la diffusion de données qui peuvent à la fois encourager l'innovation et la concurrence mais aussi limiter les possibilités de conquête de ce nouveau marché.