Trop souvent négligées, beaucoup de cultures traditionnelles présentent pourtant de réels atouts nutritifs et commerciaux. Développer la chaîne de valeur de ces cultures permettrait de diversifier les régimes alimentaires et d’augmenter les revenus des agriculteurs.
Il existe environ 30 000 espèces végétales comestibles dans le monde, mais 30 d’entre elles seulement constituent 95 % de notre régime alimentaire. La plupart des espèces comestibles sont ignorées par le développement agricole – on les appelle “espèces négligées et sous-utilisées” (ENSU) ou “cultures orphelines”. Souvent riches en nutriments et adaptées à l’environnement local, elles sont plus résistantes aux impacts du changement climatique, comme le stress hydrique. Mais elles ont petit à petit été remplacées par des variétés à haut rendement d’espèces communes, comme c’est le cas pour le maïs et le riz.
Les espèces négligées – allant du safou au fonio, en passant par le fruit à pain, l’aubergine africaine et le baobab – sont toujours cultivées, principalement dans des potagers tenus par des femmes. Mais les volumes sont peu élevés et les chaînes de valeur sous-développées, de sorte que les bénéfices nutritionnels et économiques potentiels ne sont pas pleinement exploités. “Il existe de nombreuses espèces nutritives oubliées, qui risquent de disparaître”, déplore Gennifer Meldrum, assistante de recherche à Bioversity International, qui s’emploie à préserver la biodiversité agricole. “Certaines, comme le pois bambara, sont communément utilisées, mais à petite échelle, et ne sont pas ciblées par des recherches ou campagnes promotionnelles qui pourraient augmenter leur contribution aux systèmes alimentaires.”
Développer des chaînes de valeur nutritionnelles
La création de chaînes de valeur pour les ENSU pourrait augmenter leur consommation globale et générer de nouvelles sources de revenus, en particulier pour les femmes, qui les cultivent déjà sur de petites parcelles de terre. Mais il ne suffit pas d’augmenter la production : les consommateurs doivent aussi avoir envie de les acheter et de les manger. “Il faut tenir compte de l’ensemble de la chaîne et identifier les obstacles en rapport avec l’offre et la demande, ainsi que sensibiliser les consommateurs”, affirme Gennifer Meldrum.
Un projet – Good Seed Initiative, mené par le Centre international pour l’agriculture et les biosciences (CABI) en Ouganda, Tanzanie et Zambie depuis 2013 – a commencé par identifier les espèces pour lesquelles la demande des consommateurs était déjà en hausse et n’était pas satisfaite : notamment les morelles, l’aubergine africaine, l’amarante et la crotalaire. Une fois ces espèces identifiées, le CABI s’est employé à améliorer l’accès des agriculteurs à des semences de qualité. Le projet a également formé des producteurs de semences et des exploitants agricoles, noué des liens entre eux et promu les qualités nutritionnelles de ces cultures, en tenant compte de la demande locale. “En Ouganda, l’aubergine écarlate est préférée dans le centre, tandis que les feuilles de niébé sont préférées dans le nord”, explique Daniel Karanja, directeur adjoint au développement au CABI.
Dans un village du district de Mpwapwa, dans la région de Dodoma, en Tanzanie, les agriculteurs participants qui cultivent des feuilles d’amarante ont signalé un rendement de 2 751 580 shillings tanzaniens/ha (1 040 €), contre 612 560 shillings/ha (232 €) pour le tournesol, leur précédente culture commerciale. Cette augmentation est principalement due au fait qu’ils peuvent effectuer deux à trois récoltes de feuilles d’amarante par saison sur la même parcelle. Le CABI a aussi noté une hausse de la consommation : une campagne radiophonique de sensibilisation à la nutrition a touché un demi-million d’agriculteurs, 43 000 d’entre eux ayant ensuite observé un changement de comportement. “Les nouveaux produits et méthodes de cuisson qui ont été présentés aux consommateurs ont été adoptés”, se réjouit Daniel Karanja.
Rationaliser l’approvisionnement des petits exploitants
En Afrique de l’Ouest, les chercheurs – dont Bioversity International – et les entrepreneurs s’intéressent de près au fonio. Cette espèce traditionnelle est nutritive et très appréciée pour sa saveur, mais sa transformation est laborieuse et difficile. Les recherches actuelles de Bioversity ont conclu que le marché du fonio au Mali était faible et mal organisé, et que le manque de technologies de transformation constituait un défi majeur. Les petits exploitants ont du mal à investir dans des équipements, mais le secteur privé peut jouer un rôle en facilitant la création d’une chaîne de valeur.
Basée au Ghana et fondée en 2014, l’entreprise Unique Quality Product s’approvisionnait initialement en fonio auprès de dix agricultrices qui ne possédaient pas de terre, avant de le transformer et de le commercialiser sous la marque DIM Fonio. Aujourd’hui, l’entreprise s’approvisionne auprès de 350 femmes et de 150 hommes. Sa fondatrice, Salma Abdulai, a remporté le Cartier Women’s Initiative Award 2017 pour l’Afrique subsaharienne. “Les femmes qui nous approvisionnent gagnent 517 à 560 € par saison”, assure Salma Abdulai. “Auparavant, elles n’auraient jamais eu l’opportunité de cultiver des produits agricoles en raison du manque d’accès aux terres.” (Lire l’article de Spore, Produits de niche : tirer profit des cultures négligées.).
Unique Quality Product achète le fonio à un prix garanti et le commercialise au Ghana, notamment à destination des consommateurs urbains, en tant que produit sain et durable. En Afrique, l’urbanisation se traduit par des concentrations de plus en plus importantes de consommateurs potentiels pour les produits bien commercialisés, mais il existe aussi des marchés bien plus éloignés : plus tôt dans l’année, le quotidien britannique The Guardian a indiqué que les ventes de poudre de baobab avaient augmenté de 27 % en 2018 au Royaume-Uni. Aduna, une entreprise britannique qui importe des produits à base de baobab et de moringa du Ghana, promeut leurs qualités nutritionnelles (la vitamine C pour le baobab et les neuf acides aminés essentiels pour le moringa), ainsi que leur impact positif sur les moyens de subsistance des productrices ghanéennes. Aduna s’approvisionne en baobab auprès de 850 femmes de 20 communautés, dont certaines indiquent gagner désormais 193 € par an grâce à une culture pour laquelle il n’y avait autrefois pas de marché.
Mais si une chaîne de valeur lie les producteurs à des marchés urbains éloignés, permet-elle aussi d’améliorer la nutrition au sein des communautés de producteurs ? “Je ne suis pas sûr que la création d’un nouveau marché d’exportation ait nécessairement un grand impact sur la consommation au niveau local”, reconnaît Nick Salter, cofondateur d’Aduna. Bien que les producteurs ne mangent pas plus de baobab, le développement de la chaîne de valeur peut toutefois avoir des retombées positives en termes de nutrition. La Banque mondiale a ainsi découvert que les revenus générés par les femmes ont plus de chances d’être investis dans la santé et le bien-être des enfants. Il est donc tout à fait possible que les revenus générés par Aduna aient le même effet au sein des commaunuautés de producteurs du Ghana.
Améliorer la nutrition locale
L’entreprise Kuli Kuli, qui s’approvisionne en moringa au Ghana, en Haïti et au Nicaragua, et le revend sur le marché américain, a une stratégie d’amélioration de la nutrition locale plus explicite. En plus de fournir des semences aux producteurs et de les former à la culture et à la transformation, Kuli Kuli sensibilise le public aux qualités nutritionnelles du moringa et encourage les ménages à le consommer. “Notre objectif est que chaque ménage, dans toutes les communautés où nous nous approvisionnons, ait un moringa dans son jardin et sache comment et pourquoi le consommer”, explique Lisa Curtis, fondatrice et CEO de Kuli Kuli. “Nous encourageons aussi nos fournisseurs à vendre du moringa localement. Dans le cadre d’enquêtes menées auprès des cultivateurs de moringa en 2017, nous avons découvert que 57 % d’entre eux ont amélioré leurs connaissances sur le moringa depuis qu’ils le vendent à Kuli Kuli. De plus, 52 % parmi eux ont indiqué depuis en consommer régulièrement.”
Comme le fait remarquer la professeure Ruth Oniang’o, l’abandon des cultures traditionnelles est en partie un héritage du colonialisme, qui a introduit les cultures commerciales pour l’exportation (lire l’article de Spore, “Tout le monde doit œuvrer à la sécurité nutritionnelle”). Aujourd’hui, des entreprises comme Kuli Kuli et Aduna montrent que les marchés d’exportation peuvent réellement favoriser la création de chaînes de valeur pour les cultures traditionnelles – et si l’accès à ces produits s’améliore aussi à l’échelle locale et régionale, alors ces communautés bénéficieront d’un impact nutritionnel. “Un marché d’exportation à haute valeur joue un rôle de stimulant qui fait toute la différence”, ajoute Gennifer Meldrum. “Mais, localement, les décideurs politiques doivent encore être davantage convaincus. Leur intérêt croît, mais ils sont encore sceptiques quant à l’efficacité de la promotion de ces cultures. Une fois que les bonnes politiques seront en place, la demande augmentera, de même que la production, et les sélectionneurs commenceront à s’y intéresser. Si la motivation économique est présente, les agriculteurs cultiveront ces plantes.”