Amplifier la résilience au changement climatique
Avec un climat de plus en plus imprévisible, il est nécessaire de transformer les pratiques agricoles et, plus largement, les systèmes alimentaires. Beaucoup de start-up, initiatives climatiques et entrepreneurs novateurs utilisent des avancées techniques pour faire face à ces défis. Mais cela peut-il être transposé à grande échelle ?
D’ici 2050, le monde devra nourrir 9 milliards d’humains. Pour répondre à cette demande, il faudra augmenter les niveaux de production alimentaire de 70 %. Les effets du changement climatique renforcent encore la pression qui pèse sur nos ressources déclinantes : sans adaptation, les rendements mondiaux des cultures diminueront probablement d’au moins 5% au cours des trente prochaines années. Parallèlement, les systèmes alimentaires représentent jusqu’à 30% des émissions de gaz à effet de serre (GES). L’agroécologie, la biotechnologie et les solutions numériques sont déjà mises à profit dans toutes les régions ACP pour développer la résilience climatique et la durabilité de systèmes alimentaires vulnérables, mais quels sont les défis et opportunités liés à l’amplification de ces initiatives afin de renforcer leur impact ?
Des élevages alternatifs
Dans les pays en développement, la demande de repas à base de viande, ainsi que celle d’aliments pour le bétail comme le soja et les farines de poisson, augmentent à mesure que les populations s’accroissent et s’enrichissent. La culture du soja pour l’alimentation animale contribue au déboisement et à l’utilisation excessive de produits chimiques puissants, tandis que la demande de farines de poisson pour l’alimentation animale a entraîné une surpêche. L’identification de sources alternatives de protéines pour l’alimentation humaine et animale est donc une nécessité urgente pour rendre l’agriculture durable et atténuer les effets du changement climatique.
La production de protéines d’insectes constitue une alternative intéressante. Elle dégage beaucoup moins d’émissions de GES que, par exemple, la culture du soja et exige moins de ressources que la production conventionnelle de viande. La consommation d’insectes est beaucoup plus répandue en Afrique que partout ailleurs. Au Burkina Faso, l’entreprise locale de transformation FasoPro tire profit des opportunités offertes par ce marché en expansion. Elle emploie plus de 500 femmes pour récolter 15 tonnes de chenilles par an sur des karités dans les environs de la capitale Ouagadougou. L’agroentreprise produit les chenilles à l’avance puis les sèche et assure leur conservation avant de conditionner les insectes comestibles en sachets de collation de différentes tailles. Un paquet de 70 g de chenilles croustillantes se vend 650 FCFA (1€). “Nous avons vendu 30 000 sachets l’an dernier et espérons atteindre les 100 000 cette année”, comptabilise Kahitouo Hien, fondateur de FasoPro, qui veut trouver de nouveaux financements pour élargir sa gamme de produits aux criquets.
Plusieurs start-up et entrepreneurs novateurs du Kenya ont aussi adopté l’élevage d’insectes. En novembre 2018, Talash Huijbers, 24 ans, a créé son entreprise d’économie circulaire Insectipro, qui fabrique pour l’alimentation animale de la farine riche en protéines à partir de larves de mouches soldat noires transformées. Les mouches sont élevées dans une petite serre en bois sur des déchets organiques provenant des épiceries, boulangeries et brasseries locales. En un an, Talash Huijbers a amélioré sa production : “Au début, il fallait six semaines pour un cycle de l’œuf à l’œuf, mais maintenant j’ai assimilé le processus et ça ne prend que 26 jours !” s’exclame-t-elle. En outre, les résidus de produit ont une forte teneur en azote et peuvent donc servir d’engrais organique. Ecodudu, une autre start-up kényane, élève aussi des larves de mouches soldat noires pour fabriquer des engrais organiques (mélange Shamba) et des aliments pour animaux (farine Dudu) afin d’approvisionner les éleveurs de porcs et volaille et les pisciculteurs du centre du Kenya et de Nairobi. En 10 jours, l’entreprise produit environ trois tonnes de larves alimentées par des déchets alimentaires ménagers, ce qui permet de recycler les éléments nutritifs, d’éviter à des masses de déchets de rejoindre les sites de décharge et de réduire les émissions de GES.
Pour faire face au problème croissant de déchets que provoquent l’augmentation rapide de la population et l’urbanisation au Kenya, le ministère de l’Environnement et des Forêts a élaboré une nouvelle politique qui oblige les entreprises à éliminer leurs déchets de manière durable. Cette politique, parallèlement à l’offre limitée d’aliments riches en protéines et au prix abordable des insectes, devrait favoriser dans le pays le développement d’entreprises plus engagées dans l’économie circulaire, comme des élevages d’insectes. Toutefois, selon un projet financé par le Centre de recherches pour le développement international, “il faudra assurer la diffusion future des technologies d’élevage des insectes auprès d’un public plus large, ainsi que des suivis avec des agripreneurs formés, pour amplifier l’inclusion d’insectes dans l’alimentation du bétail de tout le continent”.
Transposer les modèles de réussite à plus grande échelle
En Afrique, la croissance démographique et l’évolution des régimes alimentaires exigent aussi une augmentation de la production alimentaire – de presque trois fois plus que les niveaux actuels. Des initiatives d’agriculture intelligente face au climat (AIC) adoptent des approches intégrées et axées sur la recherche pour répondre à la demande. Le programme de recherche du CGIAR sur le changement climatique, l’agriculture et la sécurité alimentaire (CCAFS), par exemple, s’efforce depuis 2012 de développer six modèles de villages intelligents face au climat (VIC) en Éthiopie, au Kenya, en Tanzanie et en Ouganda. Chaque VIC introduit des interventions intelligentes face au climat en collaboration avec les communautés rurales et d’autres partenaires (systèmes nationaux de recherche agronomique, ONG, pouvoirs locaux) pour tester et valider des initiatives agricoles. Le projet a aussi permis de planter 500 000 arbres entre 2012 et 2015 à Lushoto, en Tanzanie, pour améliorer la conservation des sols et la rétention d’eau et favoriser la croissance des cultures, et les agriculteurs ont adopté de nouvelles variétés de haricots résistantes au changement climatique qui peuvent tripler leurs rendements par rapport aux variétés locales.
Au Niger, les enseignements des modèles des VIC sont exploités à une plus vaste échelle grâce à un projet d’AIC de 111 millions de dollars US (110,8 millions d’euros) de la Banque mondiale, en collaboration avec le CCAFS. En distribuant des variétés de semences tolérantes à la sécheresse et en intensifiant les pratiques agroforestières et d’irrigation, le projet vise à accroître la productivité agricole et améliorer la résilience au changement climatique dans 60 communautés de tout le pays, pour augmenter la sécurité alimentaire de 500 000 agriculteurs. “Ce projet, en plus de préparer la voie à une croissance durable du secteur agricole du Niger, façonnera les futurs projets d’agriculture intelligente face au climat dans toute la région”, affirme Paul Noumba Um, directeur de la Banque mondiale pour le Mali, le Niger, la République centrafricaine et le Tchad.
Des projets numériques d’AIC se développent aussi à plus grande échelle en Afrique à mesure que les initiatives de développement se transforment en entreprises autonomes axées sur les petits agriculteurs. C’est le genre d’évolution qu’a accomplie en Ouganda l’initiative du service d’information TIC4Ag axé sur les marchés et appartenant aux utilisateurs (MUIIS) du CTA. En 2017, le projet a lancé un produit groupé de services par satellite, envoyés par SMS aux appareils mobiles. L’information fournie comprend des alertes météorologiques, des conseils agronomiques et des assurances récolte indexées pour améliorer la préparation et la résilience des agriculteurs face aux changements climatiques. Lorsque la phase du projet financée par les bailleurs de fonds s’est achevée en février 2019, plus de 250 000 agriculteurs étaient inscrits dans la base de données du MUIIS et 3 609 agriculteurs s’étaient abonnés au groupement de services.
Avant sa conclusion, le modèle commercial du projet a été passé en revue, a fait l’objet de recommandations par Ernst and Young et a été présenté aux partenaires du projet pour les encourager à adopter ces services. L’entreprise de fintech ougandaise Ensibuuko, qui gérait la plateforme de diffusion des SMS pendant la phase de projet, s’occupe désormais d’élargir cette plateforme. Au cours de la première campagne agricole de 2019, le groupement de services a été vendu à plus de 7 000 agriculteurs et l’entreprise en fait maintenant la promotion auprès d’une plus vaste gamme d’utilisateurs, tels que des ONG et fournisseurs d’intrants. “Pour assurer la durabilité financière du MUIIS, l’abonnement a été relevé pour marquer la transition de projet à entreprise. Un abonnement saisonnier coûte maintenant 30 000 UGX [7 €], par rapport à 14 000 UGX [3,30 €] en 2017”, précise Ben Addom, coordinateur du programme TIC4D du CTA.
Élaborer des partenariats pour élargir l’impact
Les partenariats de projet se sont aussi révélés importants pour étendre les services participatifs d’information climatique au Rwanda. Depuis 2016, le Centre international d’agriculture tropicale, le CCAFS et l’USAID ont collaboré avec d’autres organisations, dont l’Institut international de recherche sur le climat et la société (IRI) et l’Institut international de recherche sur l’élevage, pour former environ 105 000 agriculteurs rwandais à accéder aux services climatologiques, à les comprendre et à les utiliser. Le projet propose aux agents techniques, responsables de l’élaboration des politiques et décideurs relevant du gouvernement rwandais, ainsi qu’aux agriculteurs, des produits d’information climatique tels qu’ENACTS – données climatiques à haute résolution, spécifiques et localisées – et des graphiques et cartes météorologiques incorporant des données satellitaires.
Dès août 2018, 1 612 membres du personnel gouvernemental et organisateurs bénévoles avaient été formés et aidés à fournir des formations aux agriculteurs. Résultat ; 85 % des agriculteurs participants ont depuis modifié leurs pratiques pour répondre plus efficacement aux défis climatiques. "Nos travaux collectifs bénéficient d’un réseau particulièrement fort de partenaires gouvernementaux, locaux et internationaux, et du soutien généreux de l’USAID au niveau nécessaire pour renforcer la capacité du Rwanda à produire, fournir et utiliser des services climatologiques. Cet investissement en ressources humaines et financières… a permis de faire fonctionner au bénéfice des agriculteurs et à l’échelle nationale des choses qui auparavant n’avaient été démontrées que comme projets pilotes”, indique Jim Hansen, chef du programme phare de services climatologiques et dispositifs de sécurité du CCAFS.
Les projets et innovations d’AIC influent ainsi sur la manière dont les acteurs de la chaîne de valeur agricole utilisent les ressources et accèdent à des informations d’ordre agricole pour développer leur résilience. Pour que ces solutions atteignent leur plein potentiel et que les demandes alimentaires d’un futur incertain soient satisfaites, il faudra que la nécessaire transposition d’échelle soit plus largement mise en place, et de manière durable, grâce à des financements innovants, des partenariats et des politiques favorables.