Dans le monde entier, des femmes entrepreneurs gèrent des affaires rentables dans le secteur agricole, malgré de nombreux obstacles. Pour qu’elles brisent “le plafond de verre” et soient compétitives au niveau international, elles ont de liens forts avec des marchés à forte valeur, de formations commerciales et d’accès aux financements et aux ressources.
En Afrique, 62 % des femmes économiquement actives travaillent dans l’agriculture comme productrices, commerçantes ou transformatrices. Malgré une forte représentation féminine dans le secteur, la situation des femmes rurales est toujours moins bonne que celle des hommes en matière de productivité et de revenus. Lors d’une séance des Journées européennes du développement (JED) consacrée au soutien aux femmes entrepreneurs, en juin 2017, à Bruxelles, le directeur du CTA Michael Hailu a souligné que “à l’examen de l’ensemble de la chaîne de valeur, il apparaît que les femmes ont un rôle beaucoup plus important dans la production, peu lucrative, mais qu’en remontant la chaîne leur rôle diminue par manque d’accès aux ressources nécessaires, par exemple en capital ou en terres”.
Cet accès limité aux ressources contribue à engendrer un écart salarial persistant entre hommes et femmes des milieux ruraux africains, qui varie de 15 % à 60 % selon les pays. Les études montrent par exemple que, si les femmes avaient le même accès que les hommes aux ressources productives telles que engrais, machinerie et informations météorologiques ou commerciales, elles augmenteraient leurs rendements agricoles de 20-30 %. La séance des JED a examiné comment pallier cette disparité en agriculture, ainsi que les meilleures pratiques pour soutenir l’entreprenariat des femmes dans l’agribusiness, et entre autres l’importance de leur accorder une voix et une représentation égalitaires dans les processus décisionnels.
Soutenir l’autonomisation des femmes
L’autonomisation économique des femmes dans l’agriculture, qui passe par leur engagement accru dans des agro-entreprises commerciales à haute valeur ajoutée, est essentielle pour transformer la productivité et la prospérité de l’ensemble du secteur. “L’avenir de notre continent en dépend”, a déclaré le Dr Jemimah Njuki, chargée de programme au Centre de recherche pour le développement international (CRDI), lors du récent Forum pour la révolution verte en Afrique (AGRF) d’Abidjan, en Côte d'Ivoire. “En Afrique subsaharienne, l’inégalité entre les genres coûterait 95 milliards de dollars US [79,47 milliards d’euros] par an”, a-t-elle ajouté.
Malgré les difficultés actuelles, il existe environ 187 millions d’entreprises appartenant à des femmes dans le monde, et beaucoup opèrent dans le secteur agricole des régions ACP. L’article de Spore sur les chaînes de valeur Esthétique : la beauté naturelle à la manière des îles du Pacifique et le reportage Les femmes caribéennes, une autre approche de l’agribusiness proposent des exemples intéressants d’agro-entreprises prospères dirigées par des femmes dans ces régions. Leur réussite dépend non seulement de la résilience de leurs capacités de direction, mais aussi de la solidité des liens établis avec les marchés et d’un accès suffisant aux ressources et financements, ainsi que des opportunités de développement des capacités et de parrainage. Jemimah Njuki soutient que des efforts concertés et coordonnés sont indispensables pour offrir aux femmes davantage d’opportunités dans tous ces domaines, en citant l’expérience du CRDI qui a montré que 93 % des jeunes femmes qui, en plus des financements, sont soutenues dans leur entreprise connaissent la réussite, contre 57 % pour celles simplement aidées financièrement.
Accéder aux marchés rentables
L’analyse des principaux obstacles au succès des agro-entreprises dirigées par des femmes a révélé leurs opportunités restreintes d’accès aux marchés à haute valeur ajoutée et leurs difficultés pour atteindre de gros acheteurs. Le Dr Peter Hazell, conseiller technique pour le Rapport sur l’état de l’agriculture en Afrique 2017, a souligné à l’occasion de la présentation du rapport au forum AGRF de 2017 à quel point il était important de faciliter cet accès : “Il est indispensable de relier les petits agriculteurs aux chaînes de valeur alimentant les marchés urbains en expansion afin qu’ils puissent commercialiser leur production. De nombreux fermiers pourraient devenir riches et prospères s’ils pouvaient intégrer ces chaînes de valeur.” Selon lui, il faut pour cela engager activement le secteur privé.
Pour aider les entreprises appartenant à des femmes à accéder aux marchés mondiaux et renforcer les liens entre les compagnies du secteur privé, WEConnect International les identifie et les enregistre dans sa base de données en ligne (eNetwork) d’entreprises locales et multinationales. Pour y figurer, celles-ci doivent être basées à l’extérieur des États-Unis et être dirigées et possédées par des femmes dans une proportion d’au moins 51 %. Après une consultation individuelle avec l’expert de WEConnect International, les entreprises sont certifiées “entreprise à propriété féminine” (WBE) et reçoivent des évaluations personnalisées sur leurs aptitudes à accéder à de nouveaux marchés et à toucher des acheteurs mondiaux. Des formations sont proposées aux WBE certifiées pour leur montrer comment tirer parti de leur certification et interagir avec les grandes multinationales, et leur permettre de se connecter avec d’autres WBE et d’échanger sur leurs expériences. Entre 2009 et 2015, WEConnect International a proposé 143 formations sur l’accès aux marchés pour 6 643 femmes dirigeantes d’entreprises, et facilité 388 mises en relation de WBE avec de grandes sociétés.
La technologie offre de nouvelles options
Cherchant à exploiter les technologies du web et de la téléphonie mobile pour accroître l’accès des femmes aux marchés agricoles, Awa Caba a cofondé Sooretul, un marché en ligne permettant aux femmes sénégalaises de promouvoir et vendre leurs produits agricoles aux sept millions de consommateurs numériquement connectés du pays. Les clients peuvent trouver et acheter en ligne les produits qu’ils recherchent et les faire livrer à l’endroit qu’ils choisissent. En proposant cette plateforme en ligne pour produits agricoles, Sooretul contourne les difficultés que rencontrent les productrices contraintes de parcourir de grandes distances pour vendre leurs produits dans les marchés.
Il est vital que les femmes mettent à profit le potentiel des technologies pour améliorer la compétitivité et la pertinence de leurs entreprises. Le CTA est bien conscient de la nécessité d’aider les jeunes femmes, ainsi que les hommes, à innover dans les TIC pour contribuer à renforcer les capacités des femmes en agriculture. En tant que lauréate du prix Pitch AgriHack 2016 du CTA dans la catégorie avancée, qui aide les jeunes entrepreneurs à développer leurs agro-entreprises en s’appuyant sur les TIC, Sooretul a reçu une subvention de 15 000 € et bénéficié du parrainage et de l’appui au réseautage de Prohaus VC – une plateforme mondiale de capital-risque dirigée par des femmes qui soutient les jeunes entreprises high-tech.
En plus de faciliter l’accès aux marchés, la technologie peut aussi améliorer l’accès des femmes rurales aux financements pour leur permettre de créer des entreprises plus rentables. Le CTA a détecté ce potentiel dans l’innovation de Rose Funja, qui utilise la technologie SIG pour fournir des données agricoles permettant aux services financiers d’évaluer la solvabilité des agriculteurs. Ce service est particulièrement utile pour les agricultrices qui peinent souvent à obtenir des prêts en raison d’un manque de garanties et de droits de propriété foncière. L’entreprise de Rose Funja, AgrInfo, basée en Tanzanie, a gagné un deuxième prix de 4 000 € dans le cadre du Programme AgriHack Talent 2013 pour l’Afrique orientale du CTA, accompagné d’un conseil technique et d’une aide pour convertir son idée en modèle commercial susceptible de mobiliser des investissements. Rose Funja a expliqué l’importance de cet appui pour la réussite d’AgrInfo en déclarant que “l’aide du CTA et la formation reçue ont permis à notre idée de se développer à un tout autre niveau, puis les choses se sont mises en place et nous avons connu depuis une progression rapide et irrésistible”.
Développer les capacités des femmes entrepreneurs
L’aide au développement des capacités et le parrainage sont souvent essentiels pour assurer la réussite commerciale de tout nouvel agribusiness. Les initiatives de développement d’entreprises spécifiquement sensibles au genre – comme African Women Agribusiness Network in East Africa, qui offre un soutien à l’entreprenariat et des services fondés sur les besoins des entreprises dirigées par des femmes dans les chaînes de valeur agricoles, et le programme de parrainage Gender in Agribusiness Investments for Africa(GAIA) – sont vitales pour promouvoir l’égalité des genres dans l’agriculture. En 2016, en partenariat avec la Banque africaine de développement et ONU Femmes, l’ONG Femmes africaines dans la recherche et le développement agricoles a initié le programme GAIA en Afrique de l’Est, en lançant un appel aux agro-entreprises innovantes et potentiellement rentables. Cette initiative s’est révélée très bénéfique pour divers groupes souvent marginalisés en agriculture. Parmi plus de 100 candidats originaires d’Éthiopie, du Kenya, de Tanzanie et d’Ouganda, 31 quarts de finalistes ont été sélectionnés pour participer au stage pratique de deux jours organisé par le GAIA, au cours duquel ils ont appris à améliorer leurs appels aux investisseurs, évalué réciproquement leurs idées et innovations et pu entrer en contact avec des partenaires potentiels.
Sarah Mubiru, directrice générale d’Aroma Honey Toffee Ltd, basée en Ouganda, a relaté comment le GAIA a aidé son entreprise à créer un produit à base de miel à haute valeur ajoutée, qu’elle peut vendre à un prix élevé (un paquet de 12 caramels coûte 4,64 €) pour augmenter ses marges et payer davantage ses productrices. Elle explique que, par suite, “l’entreprise cherche aussi à développer les capacités de ces groupes d’apicultrices, sur le plan technique et commercial”. Ainsi, si elles reçoivent suffisamment d’aide et de ressources, les agro-entreprises peuvent contribuer à intensifier les efforts d’autonomisation des femmes dans le secteur agricole.
Collaboration intercontinentale
En tirant parti des connaissances et expériences de son réseau de femmes entrepreneurs du Canada et de quinze pays africains, l’Alliance des femmes d’affaires canadiennes et africaines facilite l’accès des entreprises dirigées par des femmes africaines aux informations sur les formations et ressources. Ce type de collaboration intercontinentale peut offrir un appui très efficace aux entreprises dirigées par des femmes pour les aider à élargir leurs activités, comme le montre l’expérience de Lucy Karuga, directrice générale d’Eldoville Dairies au Kenya. Dans le cadre du programme danois de développement du secteur privé Danida, Eldoville Dairies a pu utiliser des technologies de transformation laitière et de gestion des déchets pour améliorer son efficience et sa productivité, avec l’appui soutenu de consultants danois.
Le personnel de Lucy Karuga a aussi bénéficié en France et au Kenya de formations animées par de grands fromagers, ce qui lui a permis d’étendre la production à sept types de fromages et de créer une gamme de yaourts et beurres au lait entier et allégés, ainsi que des confitures, compotes et miels. L’aide du Danida au développement des capacités a facilité l’expansion des activités de l’entreprise, ce qui lui a permis d’ouvrir un deuxième établissement à Mombasa pour alimenter le circuit touristique côtier et élargir l’approvisionnement des principaux hôtels, hôpitaux, traiteurs pour compagnies aériennes et supermarchés du pays, en visant aussi le Rwanda et l’Ouganda.
Engager le secteur privé
Les formations commerciales et parrainages sont cruciaux pour assurer la réussite des entreprises, mais celles-ci ne peuvent se développer sans accès aux ressources nécessaires, y compris la main-d’œuvre, les équipements et les financements. Dawn Hines, cofondatrice d’Aventura Investment Partners, a pris conscience, lors de sa première visite au Sénégal, que les difficultés d’accès aux ressources empêchaient de nombreuses femmes de développer et d’exploiter efficacement leurs entreprises. Pour remédier à cela, Aventura soutient des prestataires de services d’approvisionnement en moyens de production qui interviennent dans la chaîne de valeur agricole, afin de rendre ces services accessibles et abordables pour les petites agricultrices souhaitant augmenter leurs rendements et revenus. Dans un entretien pour Overseas Private Investment Corporation, elle explique que “les femmes gèrent 56 % de la production rizicole au Sénégal... Aventura propose des services de labourage et de récolte facturés en fonction de la superficie, et offre ainsi à ces femmes un accès financièrement viable à des services d’exploitation mécanisée qui augmentent les rendements et améliorent la qualité du riz paddy”.
Selon Dawn Hines, la clé de la croissance économique et de l’autonomisation des femmes est l’investissement du secteur privé. Comme l’a précisé la directrice d’entreprise malienne Halatou Dem dans son entretien pour Spore : “Les financements sont un handicap majeur pour la plupart de ces femmes, mais il est impossible d’industrialiser et de développer sans fonds suffisants.” Pour augmenter l’investissement financier, il faut pousser les banques à diminuer l’exclusion financière qui touche actuellement 2,5 milliards de personnes dans les pays en développement. Plan International et CARE International ont tiré parti de la possibilité de collaborer avec une banque commerciale grâce à leur partenariat Banking on Change avec la Barclays. Entre 2009 et 2015, ce partenariat a permis à plus de 758 000 personnes d’accéder à des services financiers essentiels en Afrique et en Inde et, depuis 2013, plus de 4 400 groupes d’épargne informels ont été reliés à des institutions financières formelles. Le reportage de Spore sur le Nigeria De la racine à la farine, la recette gagnante du manioc offre un exemple intéressant des multiples bénéfices économiques qui peuvent découler du développement de tels liens entre les banques et les entreprises agroalimentaires dirigées par des femmes.