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En Ouganda, avocates et agricultrices communiquent par SMS

Dossier

L’équipe d’avocates dirigée par Hellen Mukasa aide les agricultrices ougandaises à exercer et défendre leurs droits, en particulier concernant la propriété foncière, grâce à un service SMS.

Depuis le lancement, en 2017, d’un service SMS, 3 000 agricultrices du centre et du nord de l’Ouganda bénéficient de conseils juridiques sur leurs portables, en langue locale. La plateforme numérique de la start-up L4F (Lawyers 4 Farmers, “Des avocats pour les agriculteurs”) permet aux agricultrices d’accéder à des services juridiques et de mieux connaître leurs droits pour moins d’un euro (coût d’envoi d’un SMS). Au besoin, les avocates peuvent organiser un suivi téléphonique ou prendre rendez-vous avec les agricultrices pour s’assurer que leurs difficultés sont résolues.

Protéger les droits fonciers des femmes

En Ouganda, malgré le droit constitutionnel des femmes à posséder la terre et à en hériter, les pratiques coutumières qui gardent la propriété des terres entre les mains des hommes priment souvent sur le droit, généralement par ignorance de la loi constitutionnelle. Sans surprise, la majorité des requêtes adressées à L4F portent sur la propriété foncière et l’héritage de la terre, et plus de 70 % des bénéficiaires de la plateforme sont des femmes.

Ainsi, Nakazibwe Resty exploite une kibanja (parcelle) de 0,4 hectare à Kasana, dans le district de Luwero, où elle s’est installée en 2007 avec l’accord du propriétaire. Pendant 10 ans elle a payé un loyer foncier annuel – busuulu – pour la terre qu’elle cultive et où elle vit avec ses trois enfants. Toutefois, en 2017, le propriétaire l’a obligée à évacuer les terres en laissant ses cultures dans les champs. N’ayant nulle part où aller, l’agricultrice a contacté L4F, qui lui a expliqué qu’en tant qu’exploitante de kibanja elle pouvait faire une offre d’achat des terres à son propriétaire. Une autre solution était que celui-ci lui trouve une autre kibanja à exploiter ou lui offre un dédommagement. “Quand mon propriétaire a remarqué que je connaissais mes droits, il m’a permis d’acheter la kibanja”, explique Nakazibwe Resty. “Je détiens un contrat de vente prouvant mes droits de propriété." Elle est aujourd’hui l’une des rares agricultrices propriétaire de terres en Ouganda.

Lutter contre les inégalités de genre

“Dans le contexte juridique, l’agriculture est un terrain miné plus difficile pour les agricultrices que pour leurs homologues masculins”, observe Hellen Mukasa, cofondatrice et directrice exécutive de L4F, dont l’équipe est entièrement féminine. “La chaîne de valeur agricole est longue et commence à la production, ce qui rend indispensable l’accès à la terre. C’est là que commence le défi pour les femmes africaines.”

Publiée en 2018, l’étude Perspectives régionales sur le genre et les systèmes agro-alimentaires, de la FAO et la Commission de l’Union africaine, souligne un écart considérable entre hommes et femmes concernant l’accès et le contrôle des ressources productives comme la terre. En Ouganda, L4F travaille avec des groupes formels d’agriculteurs, composés essentiellement de femmes, pour leur offrir des services juridiques, par exemple sur la marche à suivre pour formaliser une exploitation agricole. “En plus de conseils et d’une sensibilisation juridiques, nous proposons aux groupes d’agriculteurs des services juridiques subventionnés, par exemple des micro-assurances juridiques, dans le cadre desquels chaque membre s’acquitte d’un petit montant mis en commun pour payer une couverture juridique”, explique Hellen Mukasa.

L4F organise des réunions pour atteindre les communautés et attirer l’attention sur son travail. Parmi ses activités de sensibilisation figurent les questions liées à la propriété foncière, à l’égalité entre les sexes et aux droits des femmes. L’entreprise travaille avec des groupes d’agriculteurs pour diffuser des informations juridiques et assurer une sensibilisation au droit foncier et aux types d’accords pratiqués dans les transactions agricoles. La start-up a constaté que les femmes sont plus réceptives que les hommes aux informations fournies sur leurs droits dans le cadre d’activités de sensibilisation en face-à-face. Dans la plupart des communautés où intervient L4F, les familles délèguent les femmes pour suivre les formations, sous prétexte que les hommes sont trop occupés.

Améliorer l’accès des femmes au conseil juridique

Namata Teo, elle aussi agricultrice à Kasana, cultive et fournit du maïs en grains à plusieurs acheteurs de sa ville. Ayant de bons rapports avec des clients fidèles, elle a commencé à leur vendre ses produits à crédit, sans tenir de registre des quantités fournies. Jusqu’au jour où certains ont refusé de rembourser. Namata Teo a entendu parler de L4F lors d’un programme de sensibilisation proposé dans sa communauté. “L4F m’a aidée à récupérer certaines sommes, mais vu l’absence de registres je n’ai pas pu tout recouvrer. L4F m’a donné des modèles de contrats de vente simples, que j’utilise maintenant avec mes acheteurs pour me protéger de ce type de pertes”, témoigne Namata Teo.

Outre les SMS permettant de répondre aux demandes des agricultrices, l’équipe d’avocates partage aussi des informations sur les plateformes de médias sociaux comme WhatsApp et Facebook. “Sur le plan des services juridiques dans notre domaine, 60 % de nos agricultrices vivent dans des zones rurales alors que 90 % des prestataires de services se trouvent dans les zones urbaines. Cela pose un réel problème aux agricultrices rurales qui doivent payer leurs trajets en ville pour obtenir des conseils ou informations juridiques”, explique Hellen Mukasa. “Tout cela change avec la numérisation et la plateforme mobile de L4F permet aux agricultrices d’accéder à des services juridiques sans quitter leurs foyers.”

Élargir la portée des services juridiques

À l’origine avocate d’affaires, Hellen Mukasa a fondé L4F suite à un litige foncier familial. “Un plan d’expropriation obligatoire du gouvernement a ôté deux miles carrés sur cinq [517 hectares sur 1 294] à notre exploitation, mais ma famille n’a jamais été dédommagée pour les terres confisquées. Mon père ne savait pas comment surmonter la complexité du droit pour obtenir compensation, alors je m’en suis occupée.” L’avocate a gagné après avoir obtenu que le Procureur général de l’Ouganda convienne d’un accord extrajudiciaire avec plusieurs autres propriétaires fonciers. “En découvrant les problèmes de ma famille sur la propriété et en travaillant avec elle pour les résoudre, j’ai soudainement pris conscience du nombre d’agriculteurs confrontés à des situations semblables”, confie Hellen Mukasa.

Elle a reçu l’aide du CTA et de l’entreprise sociale The Hague Institute for Innovation of Law (Institut de La Haye pour les innovations en droit) pour perfectionner ses compétences en entrepreneuriat social, y compris pour créer un modèle d’entreprise durable. En tant que finaliste du concours Pitch AgriHack 2018 du CTA, axé l’an dernier sur le soutien aux femmes entrepreneurs innovatrices, Hellen Mukasa a participé à une session de formation de deux jours pour l’aider à gérer le volet financier de L4F et améliorer la capacité de l’entreprise à mobiliser les capitaux d’investisseurs. Pendant la finale du concours, au cours du Forum pour une révolution verte en Afrique de Kigali, au Rwanda, l’avocate a pu présenter L4F à des investisseurs potentiels et experts industriels. “Pitch AgriHack nous a offert une grande visibilité, surtout dans le secteur agricole. Cela nous a beaucoup aidées avec certains partenariats, comme avec la communauté du café en Ouganda”, a déclaré Hellen Mukasa.