Dans les pays en développement, le secteur alimentaire informel – du champ aux magasins – représente une large part du commerce agricole. Pour en récolter les bénéfices, les décideurs politiques et le secteur privé devront former les acteurs de ce pan de l’économie, leur offrir un accès au financement et aux technologies d’innovation, et surtout prendre en compte leurs difficultés.
Parmi les régions les plus touchées par la malnutrition chronique figure l’Afrique saharienne, où l’accès à la nourriture est hautement dépendant de marchés transfrontaliers. Or, on estime que 75 % du commerce intrarégional est informel et qu’une part substantielle de ces échanges concerne des denrées alimentaires de base qui ont un impact direct sur la sécurité alimentaire. D’un côté, le commerce informel représente un “filet de sécurité” qui fournit “du travail et des revenus à une population en âge de travailler nombreuse et croissante”, d’après un rapport du FMI. De l’autre, cette informalité est un manque à gagner considérable pour les États, dont la fiscalité est fragilisée et le développement compromis.
La Banque africaine de développement (BAD) estimait ainsi en 2012 que 43 % de la population du continent tirait du commerce informel transfrontalier une source de revenus : “Correctement exploité, le commerce informel transfrontalier a le potentiel de soutenir les efforts africains de réduction de la pauvreté.” Comment, donc, les pays peuvent-ils tirer profit de l’économie informelle pour créer plus d’emplois, soutenir la croissance et un développement durable ?
Informelle, mais inclusive
D’après la FAO (en anglais), l’économie informelle englobe “des biens et des services produits de façon légitime qui ne suivent pas nécessairement les procédures formelles telles que les réglementations sur les standards, l’immatriculation des entreprises ou des permis d’exploitation”. Un commerce informel n’est donc pas forcément illégal, mais ne rentre pas non plus dans le cadre de la loi.
Dans certains pays d’Afrique subsaharienne, le secteur informel génère jusqu’à 90 % des opportunités d’emplois et contribue à une part significative des PIB. Ainsi, le secteur soutient souvent les personnes plus vulnérables : les femmes, les jeunes et les pauvres ruraux, résume un rapport (en anglais) de l’International Institute for Environment and Development (IIED). Des caractéristiques similaires sont observées en Amérique latine et dans les Caraïbes, précise le rapport du FMI, où le secteur informel représente aussi une part substantielle des PIB nationaux (lire l’encadré Aux Caraïbes, des “hucksters” organisés).
Pourquoi une large part de l’économie des pays en développement reste-elle informelle ? Les raisons en sont multiples, détaille la BAD : manque de facilitation des échanges, infrastructures frontalières inadéquates, accès limité aux financements et aux informations sur l’état du marché, corruption et insécurité, piètre formation aux affaires... Par ailleurs, “c’est la nature inclusive de l’économie alimentaire informelle qui explique sa résilience”, explique Bill Vorley, de l’IIED. Les consommateurs à faibles revenus, qui disposent de peu de liquidités, peuvent y trouver des denrées de base, de la nourriture fraîche, des produits animaux, des aliments transformés ou préparés à des prix abordables.
À ceci près que “l’informalité veut dire que l’on n’a pas accès aux meilleures technologies de production, aux structures de financement, aux instruments de renforcement des capacités d’innovation. Tout cela ralentit la croissance”, nuance Ousmane Badiane, directeur pour l’Afrique de l’International Food Policy Research Institute (IFPRI). La majorité des entreprises de transformation agricole sont en effet petites, opèrent à domicile et loin des centres d’innovation technologique. De même, aucune banque n’octroie de prêt à un commerçant non licencié et sans plan de développement défini. “L’informalité crée des emplois et des richesses, mais à une vitesse insuffisante pour sortir les gens de la pauvreté”, poursuit Ousmane Badiane.
Interactions avec l’économie formelle
Cependant, les zones rurales sont de plus en plus connectées aux marchés nationaux et internationaux. En conséquence, note le rapport de l’IIED, “les pratiques traditionnelles informelles des communautés rurales sont connectées avec les règles et réglementations des marchés urbains et globaux”. C’est le cas des filières de l’arachide, du café ou du coton dont les petits producteurs revendent, souvent via des intermédiaires ou des coopératives, leur production à des entreprises de transformation dûment enregistrées.
Informel ne signifie pas désorganisé et c’est aux frontières que ces échanges sont les plus intenses (lire notre reportage au Kenya - En Afrique de l’Est, les avantages du commerce transfrontalier formel).Ainsi que le relève une étude commanditée par Trade Mark East Africa, qui vise à encourager et structurer le commerce en Afrique de l’Est, à la frontière entre le Kenya et l’Ouganda, la ville de Busia attire des commerçants aux profils divers, comme Harriet Nafula, une agricultrice kényane qui possède un étal le long de la route principale. Elle y vend de la papaye et de l’ananas qu’elle achète en gros et laisse mûrir chez elle, et cultive du maïs et des bananes qu’elle vend sur sa ferme. Ses dix clients réguliers, situés à 100 km de Busia, lui passent commande et la paient par téléphone, avant qu’elle leur envoie des cargaisons de fruits et de grains par minibus.
“De grands progrès réalisés”
Reste un problème majeur, souligne le FMI : la productivité des entreprises informelles est nettement plus basse que celle des entreprises formelles. “En moyenne, sur la base de la production réelle par salarié, elle n’est que de 25 % de celle des petites entreprises du secteur formel et de 19 % de celle des entreprises moyennes, ce qui reflète probablement des niveaux plus faibles de capital physique et de qualification des travailleurs.” De plus, précise la FAO dans son rapport sur la formalisation de l’économie, ceci prive les travailleurs de leurs droits, tels que la protection sociale et la santé, la liberté d’organisation ou de participer au dialogue social sur la transition vers une économie formelle.
“De grands progrès [de formalisation du secteur alimentaire] ont été réalisés”, explique Ousmane Badiane. “Prenons l’exemple du mil au Sénégal : pendant les années 1970, il fallait vivre près des zones de production pour y avoir accès. Aujourd’hui, je peux acheter à Washington des produits prêts à cuire à base de mil, produits au Sénégal. C’est aussi vrai pour le manioc du Nigeria. Une bonne partie de l’agriculture africaine se formalise.” Selon le spécialiste, qui évoque aussi les nécessaires accès au financement et aux formations, “le goulet d’étranglement [de cette formalisation], c’est l’accès aux technologies d’innovation, aussi bien de transformation que d’emballage, de procédures de production, d’invention de nouveaux produits”.
Ces obstacles sont souvent levés par le secteur privé, encouragé à investir dans les chaînes de valeur agricoles par des changements sociaux à l’origine d’une forte demande pour des produits de qualité. “La formalisation s’accélère parce que les circuits de distribution changent”, soutient Ousmane Badiane. “Il y a énormément de supérettes dans les zones urbaines qui favorisent la transformation et la distribution des produits agricoles traditionnels. Autre phénomène notable : l’accroissement de la classe moyenne africaine qui, quand elle s’enrichit, est très demandeuse de produits traditionnels transformés et améliorés. Ceci stimule le secteur de la transformation, de l’emballage et de la création de marques, que ce soit pour le maïs blanc en Afrique de l’Ouest, le manioc au Nigeria ou le mil au Sénégal.”
Du fait de l’émergence d’une forte classe moyenne et de la construction de nombreux centres commerciaux, le secteur kényan de la vente au détail est ainsi devenu le deuxième secteur le plus formalisé du continent. En Éthiopie, le retour d’une communauté conséquente issue de la diaspora et la naissance d’une petite classe moyenne ont stimulé le marché local de la torréfaction du café – la capitale compte désormais plus de cent entreprises de transformation, contre une poignée quelques décennies plus tôt. Dans un pays où l’on est habitué à torréfier son café soi-même et où les meilleurs grains sont exportés, cela représente un changement important.
En Afrique du Sud, Mastercard et l’entreprise locale d’innovation technologique Spazapp offrent aux petits magasins de denrées de base, auxquels s’approvisionnent 9 millions de foyers, la possibilité de se connecter “aux marchés formels et aux moyens de paiement digitaux”. Une application pour téléphone portable met en contact 4 500 commerçants informels directement avec les grandes marques de biens de consommation courante, telles que Unilever et Tiger Brands, leur permettant de commander des produits à des prix compétitifs et d’utiliser Masterpass (un service de paiement digital).
Une initiative similaire, lancée au Kenya par la start-up Twiga Foods en 2014, a déjà fait ses preuves auprès de 2 600 vendeurs informels. L’application leur permet de s’approvisionner de façon rapide et fiable, de se faire livrer les marchandises dont ils tracent la provenance. Les producteurs évitent les intermédiaires, reçoivent des informations sur les marchés et sont payés rapidement. En somme, beaucoup d’incertitudes inhérentes au secteur informel sont contournées.
Une transition graduelle
De façon générale, les autorités sont aussi encouragées non pas à sanctionner l’informalité, mais à organiser une transition graduelle, comme dans la recommandation 204 de l’Organisation internationale du travail (OIT), publiée en 2015. Ainsi le COMESA et la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) ont-ils tous les deux récemment introduit un Régime commercial simplifié visant à fluidifier les échanges commerciaux en réduisant les taxes et en simplifiant la bureaucratie. Cet instrument législatif n’a un impact sur le secteur informel qu’à la condition que ses acteurs en comprennent les mécanismes. Ainsi, la FAO et l’ONG Catholic Relief Service ont organisé des séances d’information à la frontière entre le Rwanda et la RDC, lors desquelles les coopératives de femmes ont pu se renseigner sur la fiscalité douanière auprès de douaniers et de représentants de l’État. Au Rwanda, il a été montré que plus les gens sont éduqués et formés, plus ils se tournent vers le secteur formel. Au contraire, les sanctions fiscales et législatives de l’informalité ont des résultats contre-productifs.
Surtout, les autorités doivent restaurer la confiance du public envers les institutions. “La légalité seule ne suffira pas à convaincre les entreprises des bénéfices de la formalisation. Les autorités doivent s’attaquer à une profonde méfiance des politiques étatiques, en tant que force de harcèlement et d’exclusion des entreprises informelles”, affirme Bill Vorley. Les ethnies Mouride en Gambie et au Sénégal, Yoruba au Bénin et au Nigeria, Burji au Kenya et en Éthiopie, Lugbara au Congo et en Ouganda ont toutes créé des réseaux commerciaux informels solides et capables de fournir des crédits et des transferts de fonds rapides à bas prix. Ce que les autorités ont échoué à mettre en place.
Créer un environnement favorable
Pour les gouvernements, il s’agit aussi de créer un environnement légal favorable au commerce. Par exemple, fournir des titres fonciers aux paysans peut faciliter l’accès aux financements et avoir un impact économique positif. Comme en Éthiopie, où un programme gouvernemental de certification a amélioré la sécurité des droits fonciers, l’investissement et la fourniture de terrains au marché de la location. Par ailleurs, en soutenant les petits agriculteurs pour qu’ils s’organisent en coopératives, les autorités peuvent renforcer leur pouvoir de négociation et leur capacité à obtenir des contrats leur offrant une sécurité tarifaire, à respecter des standards de qualité, et encourager l’investissement.
Au Kenya, où le secteur informel des produits laitiers génère 70 % des 40 000 emplois dans le marketing et la transformation et où 86 % du lait est vendu sur des marchés informels, une étude menée par l’IIED et l’ILRI a montré qu’une approche “douce” a porté ses fruits, au moins dans un premier temps : au lieu de sanctionner les acteurs du secteur informel, ceux-ci se sont vu offrir la possibilité de se former à des pratiques formelles de production et de contrôle de la qualité. “La formation et la certification des commerçants du marché informel au Kenya ont eu des bénéfices sur le long terme : en aidant le gouvernement à protéger la santé publique, en soutenant les moyens d’existence des producteurs et des commerçants ainsi qu’en augmentant la disponibilité en lait pour les foyers vulnérables du point de vue nutritionnel.” Quant aux producteurs, ils ont vu leurs revenus augmenter et leur pouvoir de négociation se renforcer.
Bill Vorley de l’IIED confirme : “La reconnaissance de l’économie alimentaire informelle et de ses acteurs est une étape clé, tout comme les rencontres avec les agriculteurs, les commerçants, les transformateurs et les vendeurs sur leurs marchés.” Pour que l’économie informelle devienne un véritable levier de croissance et de développement, il faudra donc partir des besoins et des contraintes de ceux qui en sont, souvent à défaut de mieux, les acteurs quotidiens.