Le Centre technique de coopération agricole et rurale (CTA) confirme sa fermeture pour la fin 2020.
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Comment l’agriculture peut changer d’échelle

Dossier : Changer d’échelle

Atteindre les objectifs de développement durable fixés par les Nations unies d’ici 2030 requiert d’augmenter significativement l’impact des innovations agricoles. Pour cela, secteurs public et privé, agriculteurs et transformateurs doivent travailler de concert.

Pour atteindre les objectifs de développement durable fixés par l’ONU, il faut amplifier les impacts à tous les niveaux de la chaîne de valeur et impliquer tous les acteurs du secteur. Passage en revue des défis et des opportunités.

Aux grands maux, les grands remèdes. Face aux défis posés par le changement climatique, la démographie croissante ou la dégradation de l’environnement dans nombre de pays ACP, de plus en plus d’experts en agriculture insistent sur le besoin de “changer d’échelle” ‒ ou scaling en anglais. Tous ont en ligne de mire les objectifs de développement durable (ODD) définis par les Nations unies afin de “transformer notre monde” d’ici 2030.

Un concept à définir

Le changement d’échelle, qu’est-ce que cela signifie ? En priorité, d’augmenter les impacts des interventions. Pour cela, il existe deux grandes approches : horizontale ou verticale. Dans le premier cas, l’objectif est d’atteindre davantage de bénéficiaires d’un projet, en augmentant la taille des exploitations agricoles ou en déployant un service ou une innovation technologique sur une plus large zone géographique, par exemple. Dans le second cas, l’accent est mis sur les politiques agricoles nationales ou les mécanismes de financement en collaboration avec les autorités du pays, de façon à créer les conditions pour l’application à large échelle d’un changement de pratiques ou d’usage d’une innovation. Pour que les impacts s’inscrivent dans la durée et de manière pérenne, il est nécessaire de trouver un équilibre entre un passage à l’échelle horizontalement et verticalement.

En pratique, les stratégies de changement d’échelle peuvent avoir des éléments clés très variés : une étude de cas commerciale, le développement de la chaîne de valeur, une collaboration avec le secteur public, en promouvant l’adoption de nouvelles techniques ou technologies…

On cherche ainsi à étendre ou à amplifier l’impact d’une innovation en s’appuyant sur l’influence d’acteurs clés : en Éthiopie, par exemple, le gouvernement fédéral a mis en place une “armée de volontaires du développement” articulée autour d’une stratégie dite du “1 à 5”. Un agriculteur formé à de bonnes pratiques agricoles, nutritionnelles et d’hygiène est chargé de les enseigner à cinq autres personnes qui, à leur tour, formeront chacune cinq autres de leurs semblables.

Dernière étape : idéalement, le passage à l’échelle d’une innovation technologique, sociale ou économique mène à une “masse critique” d’usagers garantissant son adoption. L‘innovation devient alors la nouvelle norme.

À Madagascar, le Fonds international de développement agricole (FIDA) a financé entre 2006 et 2018 plusieurs projets de promotion et de mise à l’échelle du système de riziculture intensive (SRI). L’accent a été mis sur le changement de pratiques agricoles avec l’installation de “champs-écoles paysans” où les agriculteurs ont été formés à l’utilisation de semences améliorées, d’engrais et de produits phytosanitaires, mais aussi d’outils innovants comme des germoirs biodégradables. Des techniciens agricoles ont assuré les formations et le suivi dans les champs d’application. Au final, par exemple dans le cas du projet d’Appui au développement du Menabe et du Melaky, deux régions dans l’ouest du pays, les investissements ont bénéficié à 26 600 ménages, contre les 16 000 ménages initialement ciblés. Les superficies irriguées ont été substantiellement étendues (3 393 hectares de nouvelles rizières irriguées, en plus des 2 195 hectares sur lesquels les systèmes d’irrigation ont été améliorés). Les rendements moyens ont plus que doublé et le revenu moyen annuel des ménages bénéficiaires est passé de 1 308 700 MGA (325 €) à 2 851 461 MGA (710 €), soit une augmentation de 118 %. Cette approche SRI – qui a été expérimentée à Madagascar depuis les années 1980 et a eu des résultats positifs dans d’autres régions du pays – a ici été correctement répliquée et adaptée aux régions du Menabe et du Melaky, où cela a permis de toucher un large nombre de bénéficiaires et de durablement améliorer leur production.

Pari réussi, donc. Mais pour obtenir de tels résultats, il a fallu faire face à de nombreux défis : une mauvaise maîtrise de la ressource en eau, des difficultés à adopter des outils différents de ceux utilisés depuis toujours ou bien encore le besoin d’adapter certaines techniques aux conditions locales (type du sol, calendrier cultural, écartement de repiquage). Pour surmonter ces difficultés, les responsables des projets ont dû réhabiliter ou construire les infrastructures hydroagricoles, mais aussi, dans certains cas, mettre en place des structures de pérennisation des actions en instaurant des réseaux de microfinance pour résoudre le manque d’accès au financement et soutenir des Centres de services agricoles afin de garantir la continuité des services aux producteurs. Le secteur privé a prêté main-forte en fournissant une partie du matériel d’entreposage des récoltes, en construisant de petits magasins d’intrants et en formant leurs propriétaires, ou encore en formant des paysans semenciers.

De nombreux défis

“Passer à l’échelle nécessite souvent de profonds changements qui peuvent avoir des implications variées pour la société et l’environnement, à la fois positives et négatives”, prévient Lennart Woltering, spécialiste du scaling au CIMMYT. “Par exemple, un projet d’irrigation peut bénéficier à certains agriculteurs, mais d’autres membres de la communauté peuvent souffrir d’un manque d’eau ou de taux de pollution plus élevés sur le long terme. On ne doit donc pas uniquement chercher à atteindre ‘le potentiel maximum’ mais ‘l’échelle optimale ou responsable’.” Il est ainsi important, ajoute le chercheur, “d’évaluer l’impact des ambitions de changement d’échelle et les risques associés, au-delà des limites géographiques, sociales et temporelles définies par le projet”.

Le programme de recherche CCAFS (Changement climatique, agriculture et sécurité alimentaire)a ainsi analysé onze cas d’études spécifiques à l’agriculture intelligente face au climat (CSA, en anglais) dans des pays en développement qui ont mis en avant trois stratégies de changement d’échelle basées sur : l’implication du secteur privé dans la chaîne de valeur ; les TIC et les services de conseils ; les politiques publiques. Qu’il s’agisse de l’implication du secteur privé dans les chaînes de valeur du café au Ghana ou de l’usage de TIC au Sénégal, trois grands types de défis liés au changement d’échelle se dessinent : la difficulté à estimer les coûts et les bénéfices des activités de changement d’échelle ; l’intégration des connaissances aux niveaux nationaux et locaux ; enfin, la prise en compte de l’équité des bénéfices de l’adoption des interventions CSA.

“La tension entre le contexte et les spécificités des petits agriculteurs d’une part, le besoin d’atteindre un très grand nombre d’entre eux d’autre part, est un vrai défi”, souligne Philip Thornton, chercheur à l’ILRI et au CCAFS. Le scientifique cite l’exemple des émissions de radio visant à informer les producteurs sur la météo afin qu’ils puissent prendre des décisions éclairées. “Ces messages radio doivent être génériques (pour s’adresser à un large public) et vous ne pouvez pas les moduler en fonction des agriculteurs locaux et de leurs conditions particulières. Vous pouvez atteindre des dizaines de milliers de personnes, mais cela ne signifie pas que vous fournirez le bon message qui leur permettra de gérer leurs cultures.”

Une faible adoption des technologies

Autre problème : en Afrique, les technologies agricoles souffrent d’un faible taux d’adoption par les petits producteurs. “Ceci est attribué au fait que les agriculteurs ne sont pas informés des bénéfices que les nouvelles technologies peuvent fournir, que ces technologies ne sont pas disponibles au moment où elles seraient nécessaires, ou qu’elles ne généreraient pas de profit pour des raisons d’usage des terres et de la main-d’œuvre”, résume une étude de l’ONG de recherche Partnership for Economic Policy. L’on pourrait ajouter à cette liste : un manque d’accès aux marchés, des financements insuffisants pour acheter des semences améliorées ou s’offrir un service mécanisé, des produits d’assurance peu adaptés aux besoins des agriculteurs, voire une préférence gustative pour des semences traditionnelles au rendement moins élevé.

Prendre en compte les particularités locales “est l’un des grands enjeux du changement d’échelle”, ajoute Philip Thornton. “Nous savons que les agriculteurs ont des sols différents, des objectifs différents, des réseaux de parenté différents qui les aident au quotidien… Comment partir de ce contexte et de cette complexité pour atteindre les millions de petits agriculteurs qui en ont besoin ?” Un projet réussi à tel endroit ne donnera pas nécessairement les mêmes résultats ailleurs.

Au Zimbabwe et en Éthiopie, en particulier, le CIMMYT a choisi de concentrer son effort de changement d’échelle sur la création d’un “marché pour les pauvres” autour d’un service de petits tracteurs en direction de ceux pour qui l’achat d’un gros tracteur est impossible. Le projet FACASI (Farm Mechanization and Conservation Agriculture for Sustainable Intensification, Mécanisation agricole et agriculture de conservation pour une intensification durable) est articulé différemment selon les spécificités des pays : en Éthiopie, où l’État est très présent, la commercialisation se fait sous l’impulsion du gouvernement qui a fait de la mécanisation un axe politique primordial ; au Zimbabwe, à l’économie plus libérale, c’est le secteur privé qui soutient le projet. “Dès que nous avons la preuve qu’une machine peut augmenter la productivité de la main-d’œuvre et peut constituer un business viable pour un fournisseur de services rural, nous soutenons le système de marché autour de cette machine”, explique Frédéric Baudron, un agronome du CIMMYT basé au Zimbabwe. Cela implique de créer de la demande au travers de démonstrations et d’une aide à l’investissement de départ, de former les acteurs de la chaîne de valeur, en particulier les fournisseurs de services mécanisés ruraux et les artisans, de fournir des informations sur le marché et de coordonner les importateurs, les transformateurs, les fournisseurs de services et les centres de formation vocationnelle. Depuis le lancement du projet en 2014, plus d’une centaine de fournisseurs de services ont ainsi été formés en Éthiopie et au Zimbabwe.

Le rôle du secteur privé

Le secteur privé occupe une place grandissante dans les projets de changement d’échelle, à condition qu’il existe un marché attractif. Ainsi, dans le projet du CTA intitulé “Déployer à plus grande échelle des solutions d’agriculture intelligente face au climat pour les agriculteurs et les éleveurs d’Afrique australe”, des sociétés d’assurance et des opérateurs téléphoniques ont été associés afin de fournir aux agriculteurs du Malawi, de Zambie et du Zimbabwe des solutions face aux conséquences du changement climatique. “Ils demandaient tous : Quelles sont les opportunités commerciales ?”, explique Oluyede Ajayi, coordinateur senior du programme Agriculture et changement climatique au CTA. Réponse : “En travaillant avec nous, les sociétés d’assurance avaient une meilleure chance que leurs produits conçus pour le programme soient adoptés. Elles pouvaient aussi atteindre plus de clients potentiels pour d’autres produits, comme les assurances-vie. En ce qui concerne les semenciers, ils avaient cette superbe variété que les agriculteurs n’achetaient pas. Ceux-ci disaient qu’ils voulaient en acheter mais que cela impliquait souvent d’aller à la ville, très loin d’eux. L’idée était que les semenciers pouvaient nous aider à combler ce fossé en travaillant avec un réseau de petits détaillants agricoles dans les zones rurales. Enfin, les opérateurs téléphoniques : pour que les agriculteurs aient accès aux TIC et aux services d’informations météo, ils devaient acheter des cartes SIM. Puis, ils ont commencé à acheter des crédits téléphoniques…”

“Les acteurs du secteur privé sont très importants pour l’efficacité et la durabilité”, confirme Floortje Jacobs, conseillère en partenariat public-privé à l’agence de coopération néerlandaise SNV. “Souvent, les ONG ont des fonds disponibles pour trois ou quatre ans. Quand le financement s’arrête, le projet aussi. Donc les impacts aussi. Si vous parvenez à construire un plan commercial avec une entreprise qui peut faire des profits, celle-ci continuera à investir dans ce plan commercial ou l’innovation et même le faire grandir. Donc les impacts peuvent changer d’échelle, même après la fin des financements du projet”, résume-t-elle, avant de nuancer : “C’est bien évidemment plus compliqué en réalité…”

Ainsi, Philipe Thornton cite l’exemple de la filière du café et du cacao au Ghana, où les agriculteurs éloignés des marchés et des lieux d’activité des entreprises étaient laissés pour compte. “Le secteur privé a bien sûr un rôle majeur à jouer, mais il peut ne pas être en mesure d’atteindre tout le monde, en particulier dans les zones rurales.”

Trouver le bon équilibre

Souvent les coûts pour atteindre les agriculteurs dans les zones les plus reculées et peu équipées en infrastructures sont rédhibitoires et dissuadent les entreprises d’y investir. Dans le cas du programme du CTA, l’équilibre s’est construit sur un partenariat entre quatre “piliers”, détaille Oluyede Ajayi : les organisations d’agriculteurs “qui nous disaient quand nous nous trompions”, les chercheurs et les sélectionneurs qui produisent les technologies, des acteurs du secteur privé “qui construisent les plateformes numériques ou commercialisent les semences”, et enfin les responsables politiques qui peuvent modifier les lois ou les réglementations. Au final, quatre ans après le début du programme en 2014, le profil de 4 200 agriculteurs a été numérisé afin qu’ils reçoivent des informations météo sur mesure, 10 000 ont eu la possibilité d’acheter ou de se renseigner sur des variétés de céréales améliorées lors de foires aux semences, 1 000 vulgarisateurs ont été formés aux régimes d’assurance spécifiques à l’agriculture et 500 petits détaillants agricoles ont été formés aux dynamiques de l’offre et de la demande.

Pour évaluer si les conditions d’un changement d’échelle durable et efficace sont réunies, l’initiative PPPLabs – dans laquelle la SNV est impliquée – a donc développé, en collaboration avec le CIMMYT, l’outil “Scaling Scan”. Pour cela, de nombreux partenariats public-privé (PPP) ont été interrogés sur leurs ambitions et méthodes en matière de changement d’échelle. “Nous avons réalisé que ces PPP s’impliquent dans dix types différents d’activités”, explique Floortje Jacobs, de la SNV. “Nous les appelons les ‘10 ingrédients pour changer d’échelle’” : usages de la technologie et pratiques ; sensibilisation et demande commerciale ; cas d’études commerciales ; chaîne de valeur ; financement ; connaissances et compétences ; collaboration ; preuves et apprentissage ; leadership et gestion ; gouvernance du secteur public. Le “Scaling Scan” est essentiellement une liste de questions permettant aux PPP de s’auto-évaluer et d’estimer si tous les ingrédients sont réunis. Mais la réussite d’un changement d’échelle “dépend du type d’innovation, ainsi que du contexte économique et politique, etc”, conclut Floortje Jacobs. “Malheureusement, il n’y a pas de recette unique.”