Agrofinance
Le financement des chaînes de valeur agricoles constitue un défi majeur dans les pays ACP. Pour favoriser l’accès des petits exploitants au crédit et limiter les risques financiers, le CTA a co-organisé en juillet 2014 à Nairobi une conférence internationale (Fin4Ag) avec plus de 750 participants. La réinvention du modèle commercial et règlementaire actuel est en marche.
Dans tous les pays ACP, les exploitants agricoles de petite et moyenne importance, incapables de fournir les garanties généralement exigées, n’arrivent pas souvent à obtenir les financements bancaires dont ils ont besoin. Leur situation, déjà considérée comme très risquée, sujette à une mauvaise gestion financière et ne générant que des rendements financiers modestes, est aggravée par le coût élevé de l’élargissement des services bancaires traditionnels aux zones rurales, qui décourage de nombreux prêteurs.
Selon Akinwumi Adesina, le ministre nigérian de l’Agriculture et du Développement rural, l’Afrique devrait être un exportateur net de produits agricoles. Dans le discours liminaire qu’il a prononcé à la récente conférence du CTA “Révolutionner le financement des chaînes de valeur agricoles” (Fin4Ag), M. Adesina a indiqué qu’en fait, les pays africains dépensent à l’heure actuelle environ 26,2 milliards d’euros par an pour leurs importations alimentaires. Devant plus de 750 participants à l’événement, le ministre a souligné les insuffisances de l’irrigation, le manque d’infrastructures, la faible valeur ajoutée du secteur, l’ampleur des pertes après récoltes et, surtout, le manque d’accès au crédit.
Au Kenya, en Ouganda et au Rwanda, moins de 10 % de la population dispose d’un accès formel au crédit et moins de 4 % possède un compte bancaire. Michael Hailu, directeur du CTA, souligne que trop de banques continuent à opérer de manière traditionnelle et dépassée, ce qui limite les profits des agriculteurs et éloigne les jeunes du secteur agricole. En moyenne, la plupart des gouvernements des pays en développement n’alloue que 5 % des ressources nationales à l’agriculture.
Ce sont les agriculteurs qui sont eux-mêmes responsables de 90 % des investissements dans l’agriculture africaine. “C’est inacceptable”, déclare Lamon Rutten, chef du programme Politiques, marchés et TIC au CTA. “Les agriculteurs sont prêts à se considérer comme des entrepreneurs plutôt que simplement comme les producteurs d’une agriculture de subsistance, mais il faut que les investissements augmentent pour que leur activité soit plus rentable et aussi que les banques et les institutions financières envisagent l’agriculture comme une entreprise qui vaut la peine d’être soutenue.” Theo de Jager, président de la Confédération des syndicats agricoles d’Afrique australe, exprimant le même avis, a demandé pourquoi les agriculteurs devraient supporter seuls la charge du financement de l’agriculture et ne pas réaliser des bénéfices comme n’importe quelle autre entreprise.
Comprendre les besoins des agriculteurs
Améliorer la communication est un élément crucial de cet effort. Les financiers doivent se rendre compte des contraintes auxquelles font face les agriculteurs et ceux-ci doivent mieux comprendre les produits agrofinanciers accessibles aux agriculteurs. C’est un point qui a plusieurs fois été mis en évidence au cours de la conférence. Dans le cas d’Equity Bank (voir article point de vue), l’approche holistique associant les prêts à des services contribue à protéger le portefeuille de la banque tout en aidant ses clients à accéder au crédit et à renforcer leur capacité de remboursement.
Il existe des formations permettant aux agriculteurs de mieux comprendre les produits et outils financiers proposés. Par exemple, le programme One Acre Fund offre une palette complète de services (semences, engrais, crédit, formation, gestion après récolte) et un appui commercial, ce qui permet aux agriculteurs de dégager des excédents et d’obtenir des bénéfices de l’ordre de 187 euros par an. Les taux de remboursement s’élèvent à 98 %. One Acre, qui travaille actuellement avec 180 000 agriculteurs, vise à en aider 500 000 d’ici 2016.
La compréhension des besoins de la clientèle sous-tend l’approche choisie par MicroEnsure qui, aujourd’hui, protège environ 60 000 agriculteurs d’Afrique de l’Est et australe par le biais d’une assurance-récolte. Dans les Caraïbes, environ 1 000 agriculteurs ont, en outre, souscrit une assurance indicielle contre les ouragans. L’objectif de MicroEnsure est d’offrir une protection fiable avec des produits simples, innovants et bon marché, voire gratuits. Toutefois, selon Agrotosh Mookerjee de MicroEnsure, il faudrait, pour rendre l’assurance plus accessible aux agriculteurs, que davantage de compagnies changent leur mode opératoire et acceptent de réduire leurs marges bénéficiaires.
L’évolution des TIC
Les téléphones portables, ainsi que d’autres TIC, révolutionnent la manière dont les produits agrofinanciers et les prestations d’assurance sont fournis, comme l’ont démontré plusieurs séances de la conférence Fin4Ag, dont la journée “Plug and Play”. Depuis 2009, la messagerie électronique Zoona a traité près d’un million de bons d’échange électroniques pour faciliter des paiements globaux à des fins spécifiques. Au Malawi, les bons d’échange électroniques transmis par SMS ou cartes à gratter permettent à 60 000 agriculteurs, participant à un programme d’intrants agricoles subventionnés, d’acheter des semences hybrides auprès des fournisseurs locaux.
Au Ghana, le projet Rice Mobile Finance soutenu par Visa est une plateforme mobile de paiement dont l’objectif est de soutenir la chaîne de valeur du riz, d’augmenter la transparence, de réduire les ventes parallèles, de faciliter les transferts de fonds et de permettre à des milliers d’agriculteurs d’accéder à des produits financiers. Au Nigeria, le système de porte-monnaie électronique a permis de diminuer la corruption dans les programmes d’approvisionnement en engrais.
La première chambre de compensation numérique jamaïcaine, qui met en relation petits agriculteurs et acheteurs, a récemment été créée. Les agriculteurs passent par Agrocentral pour envoyer des SMS prévenant les acheteurs quand ils ont des récoltes à vendre, grâce à un site web centralisé. De la même manière, les acheteurs peuvent afficher des demandes d’achat pour certaines cultures, qui sont transmises aux agriculteurs par SMS. Cela élimine les intermédiaires et augmente les marges.
Dispositions législatives et politiques habilitantes
Pour autant, même si les TIC révolutionnent vraiment l’agrofinance, ce n’est pas non plus la panacée. Un système de crédit communautaire sur inventaire, simple mais efficace, rassemble à Madagascar plus de 80 000 agriculteurs qui stockent leurs récoltes – essentiellement du riz paddy mais aussi du clou de girofle et du café – chez eux, dans les enclos familiaux. Le système a été adopté sans réserve par deux grandes institutions de microfinance, ce qui a permis d’atteindre des taux de remboursement de près de 100 % et de stabiliser les prix de manière saisonnière.
Cette expérience réussie a été mise en exergue dans un rapport transnational commandé par le CTA, l’AFD et le FIDA. Ce rapport examine les enseignements tirés des systèmes de stockage communautaires et passe en revue les dispositions législatives qui favorisent ou genent le financement sur stock (voir le hors série de Spore sur le commerce structuré). L’Ouganda, par exemple, a mis en place, entre 2006 et 2007, des dispositions spécifiques pour encourager les systèmes de stockage publics et pourrait constituer un modèle pour d’autres pays. En pratique toutefois, cela dépend d’un environnement favorable et même s’il existe une réelle volonté politique de créer une législation porteuse, comme c’était le cas en Côte d’Ivoire, la mise en place de dispositions applicables peut prendre beaucoup de temps.
Daniel Gad, propriétaire et directeur général d’Omega Farms, un important producteur de légumes en Éthiopie, a souligné que des dispositions législatives et des politiques habilitantes étaient essentielles pour soutenir l’agrofinance. Il a fait remarquer que la plupart des politiques témoignait d’un manque d’engagement véritable et étaient sujettes à modifications. “La valeur en capital des agriculteurs est énorme”, a-t-il dit, estimant l’opportunité commerciale à environ 210 milliards d’euros. “Alors pourquoi les gouvernements et les banques ont-ils tant de mal à prendre des risques ?” (voir l’encadré de la p.16, Changement de cap dans le Pacifique).
Au Brésil, le soutien du gouvernement à l’agrofinance a permis la mise en place d’un système de reconnaissance de dette - Cedula de Produto Rural (CPR) – émise sur la base des futures ventes de récoltes ou de bétail. Ce système s’est révélé extrêmement efficace pour les agriculteurs commerciaux possédant des exploitations de taille moyenne. Ces dernières années ont vu l’apparition de CPR électroniques qui ont permis la mise en place de nombreuses autres formes d’agrofinance. Par exemple, les CPR peuvent être mis aux enchères par le biais d’un réseau électronique ou d’une bourse de marchandises, ou rassemblés pour être vendus à des fonds de pension.
En 2013, plus de 600 000 CPR ont été légalement enregistrés au Brésil, ce qui s’est traduit pour les agriculteurs par un afflux de milliards de dollars US. La production agricole du Brésil ayant plus que doublé entre 1991 et 2004, la Banque mondiale s’est mise à considérer les CPR comme l’une des meilleures manières de faire progresser l’agrofinance. Selon L. Rutten, les CPR ne peuvent toutefois être utilisés que si l’environnement est favorable, soit au niveau national, soit, si cela est trop difficile à réaliser, dans le cadre de certains secteurs remplissant des conditions particulières, avec un agrément gouvernemental pour certaines associations et la mise en place de systèmes électroniques d’enregistrement centralisé des collatéraux pour les prêteurs et de systèmes d’arbitrage. Néanmoins, le système est intéressant pour les agriculteurs aussi bien que pour les investisseurs et incite les exploitants agricoles à s’orienter vers une activité plus commerciale.