Interview du Dr Jemimah Njuki
Pour Jemimah Njuki, experte principale chargée de programme au Centre de recherches pour le développement international (CRDI) du Canada, les agripreneuses ont besoin d’un soutien stratégique ciblé pour réussir.
Les obstacles que rencontrent les agricultrices qui souhaitent développer leurs activités sont-ils différents de ceux auxquels elles doivent faire face quand elles créent leur entreprise ?
Certains sont identiques, d’autres sont différents. Les obstacles liés à la façon dont les femmes sont perçues par la société, à leur capacité de décision limitée, à leurs problèmes d’accès aux capitaux et d’autres ressources productives sont les mêmes pour toutes. En revanche, les obstacles à la création d’entreprise et au développement des activités peuvent être différents. Ainsi, les femmes des zones rurales qui créent une entreprise commerciale commencent souvent par vendre leur production excédentaire. Lorsqu’elles développent leur entreprise, elles se font le plus souvent aider financièrement par des proches et des amis, ou par des groupes locaux de femmes. D’autres empruntent de petites sommes, qu’elles peuvent rembourser avec les recettes de la journée. Nous savons aussi que, dans de nombreux pays en développement, les femmes lancent généralement leurs activités à une très petite échelle, car la création d’une petite entreprise ne nécessite pas un capital important. Or, les femmes ne devraient pas se contenter de créer des micro-entreprises et demander des prêts d’un faible montant. Malheureusement, lorsqu’elles souhaitent développer leur entreprise, de nouveaux obstacles les attendent : elles doivent posséder des terres et des actifs physiques, obtenir un prêt bancaire – et donc trouver des garanties –, être au courant des normes de qualité (par exemple pour les exportations), développer leur réseau d’affaires et faire face aux préjugés à l’encontre des femmes qui, comme elles, souhaitent sortir du carcan familial et commercialiser leurs services.
Les femmes se lancent dans des activités économiques à tous les niveaux de la chaîne de valeur agroalimentaire. Les obstacles qu’elles rencontrent diffèrent-ils en fonction de la nature de leur entreprise ?
Oui et non, ici aussi. Dans la chaîne de production agricole, les principaux obstacles sont l’accès à la propriété et aux terres, l’accès difficile aux services de vulgarisation qui restent “l’affaire des hommes”, la faible capacité à mobiliser de la main-d’œuvre dans un contexte où les femmes ne prennent généralement pas les décisions, ou l’accès limité aux marchés, en raison de leur manque de mobilité. Dans le secteur de la transformation et de la vente, les femmes se heurtent surtout au problème de l’accès aux capitaux et aux prêts, qui sont indispensables pour acheter du matériel et des équipements. Une femme qui souhaite proposer des services agricoles sera probablement davantage pénalisée par les normes sociales. Dans les pays qui restent dominés par les normes de genre traditionnelles, le problème de la mobilité pourra se poser pour les femmes qui souhaitent proposer des services en dehors du logement familial. Ces obstacles spécifiques s’ajoutent aux obstacles qu’elles peuvent rencontrer dans tous les secteurs et à tous les niveaux de la chaîne de valeur : un contexte politique qui interdit aux femmes d’être propriétaires et un contexte culturel qui finit par convaincre les femmes qu’elles ne peuvent pas travailler à l’extérieur ou qui sape leur confiance et les amène à revoir à la baisse leurs ambitions.
Heureusement, les exemples de femmes qui réussissent à créer, à gérer et à étendre une entreprise agroalimentaire sont légion. Le CRDI apporte son soutien à des jeunes agripreneuses du Kenya. Diverses activités, comme des formations entrepreneuriales ou le développement de marché, la création de “binômes” entre jeunes agripreneuses et entrepreneuses prospères jouant le rôle de mentors, ou encore un accès facilité aux possibilités de financement, ont amélioré leurs chances de développer une entreprise solide.
Quel est l’impact des normes sociales sur les activités des agripreneuses ?
Dans la majorité des pays africains, les femmes continuent d’assumer toutes les tâches domestiques comme le nettoyage, la cuisine et les soins aux enfants. Tout cela leur laisse peu de temps et elles se tournent donc généralement vers des activités qu’elles peuvent exercer à la maison. S’y ajoute le problème de la mobilité, très limitée pour les femmes, en raison des tâches domestiques mais aussi de la façon dont le travail des femmes est perçu au sein de ces sociétés. S’agissant de la production, les choix diffèrent également en fonction du sexe. Les hommes investissent généralement dans des cultures à forte valeur ajoutée, comme le cacao, le thé et le café, tandis que les femmes se limitent le plus souvent aux produits de subsistance de base pour leur famille. Certes, la situation est en train d’évoluer et les femmes commencent à avoir accès à des secteurs traditionnellement dominés par les hommes, mais cette évolution est encore très lente.
Que pouvons-nous faire pour améliorer les chances de réussite des agripreneuses ?
Il faut agir sur deux leviers de changement pour les aider à réussir leur projet de création d’entreprise : la demande et l’offre. Concernant l’offre, il est essentiel que les femmes aient la confiance nécessaire pour se lancer dans certains secteurs “masculins” et qu’elles puissent travailler en réseau, pour échanger des informations et avoir accès aux marchés internationaux. Des programmes axés sur le développement de l’esprit d’entreprise et le mentorat – les jeunes agripreneuses bénéficiant du soutien d’entrepreneuses établies – ont déjà fait leurs preuves. Ils peuvent vraiment changer la donne.
Ceux
qui s’emploient à soutenir les entreprises de femmes doivent veiller à ce que
leurs produits et services soient inclusifs. Certaines entreprises mettent
ainsi un point d’honneur à s’approvisionner auprès d’entreprises de femmes ou à
travailler directement avec des productrices, en leur proposant un contrat. Il
faut aussi que les fournisseurs de services financiers s’attachent à améliorer
l’égalité entre les hommes et les femmes, en concevant et en proposant des
produits adaptés aux femmes et en veillant à ce qu’elles y aient accès. Des
initiatives de “marketing social” sont également nécessaires pour faire évoluer
les normes de genre préjudiciables aux femmes. Ces différentes interventions
doivent être soutenues par une volonté de faire évoluer les mentalités pour que
les femmes soient considérées comme étant capables de créer une entreprise
prospère, mais aussi par des politiques qui garantissent un accès équitable aux
ressources, y compris à la terre.