La capacité des équipements agricoles à réfléchir, prédire et conseiller les producteurs via une variété d'applications d’intelligence artificielle fournit à l’Afrique le potentiel d’atteindre la sécurité alimentaire.
“Le concept global de l’intelligence artificielle est que les machines sont capables d’effectuer des tâches d’une manière présumée intelligente. Ces processus intelligents leur permettent de fonctionner automatiquement, de raisonner et d’apprendre par elles-mêmes”, explique Claudia Ayin, une consultante indépendante du secteur des TIC. L’apprentissage automatique – machine learning, en anglais – est l’aspect de l’IA qui permet aux ordinateurs d’apprendre de manière autonome. “L’apprentissage automatique est donc la branche de l’IA qui peut traiter de grands ensembles de données et laisser les machines apprendre par elles-mêmes sans programmation explicite”, ajoute-t-elle.
Selon MarketsandMarkets, une entreprise indienne de recherche, la part de l’IA dans le marché agricole en 2018 a été estimée mondialement à 545 millions d’euros et devrait atteindre 2,4 milliards en 2025 avec l’intensification de l’adoption par les petits agriculteurs des nouvelles technologies fondées sur les données. Dans les pays ACP, les agriculteurs peuvent de plus en plus, avec l’aide d’experts en sciences des données et des grosses entreprises technologiques, bénéficier des capacités prédictives de l’IA et de l’apprentissage automatique pour accéder aux financements et assurances, prévoir les rendements et lutter contre les ravageurs et maladies, afin d’exploiter des fermes durables plus profitables et “intelligentes”.
Une affaire de données
Les entreprises agrotechnologiques ont besoin de données de grande qualité pour développer des solutions efficaces d’IA. L’avenir de l’agriculture repose donc sur la collecte et l’analyse de données agricoles de qualité permettant d’optimiser l’efficience des technologies. Sans collecte et analyse de données, il est quasiment impossible de comprendre la petite agriculture utilisant l’IA et l’apprentissage automatique.
La disponibilité des données est essentielle. Par exemple, l’incertitude climatique augmente les risques pour les agriculteurs. “Il ne pleut pas moins, c’est juste plus variable”, affirme Wesley Black, planificateur agricole à Bloemfontein, en Afrique du Sud. “Il pleut davantage sur de plus courtes périodes, en violents orages. L’IA va devenir un outil essentiel pour aider les petits agriculteurs à lutter contre le changement climatique.” L’assurance récolte et bétail est un élément déterminant de la résilience au climat, et les données sont cruciales pour les assureurs qui ont besoin de connaître les probabilités de mauvaises récoltes, les prêteurs qui veulent se renseigner sur les risques de défauts de paiement et les négociants qui doivent savoir quelles sont les régions en surplus ou déficit. Il existe toutefois peu de sources de données fournissant ce type d’informations de masse à grande échelle, voire aucune.
Grâce à un accord signé en 2018 par l’Union africaine avec le programme Copernicus de la Commission européenne, les scientifiques africains peuvent voir accès à des données satellitaires gratuites en libre accès. Toutefois, l’utilisation des données satellitaires pour prédire les conditions météorologiques n’est pas chose facile. IBM, par exemple, traite les données issues de satellites multiples en utilisant une plateforme décisionnelle pour l’agriculture appelée Watson, qui vise à combiner analyse prédictive, IA, données météorologiques et capteurs de l’Internet des objets pour donner aux agriculteurs des renseignements sur le labourage, la plantation, la pulvérisation et la récolte. Chaque satellite fournit une image numérique à différents intervalles, qu’il s’agisse de végétation, de couverture aqueuse et du sol, de températures à la surface des mers et des terres ou de conditions climatiques. En utilisant divers algorithmes et techniques d’IA, IBM rassemble tous les points de données pour créer une image plus précise et utilisable d’une ferme. “Nous recevons quotidiennement environ 45 téraoctets de données inutilisables comme telles”, explique Kommy Weldemariam, responsable scientifique pour IBM Research-Afrique. “Chaque satellite décrit une portion d’une exploitation, mais aucun n’en donne une représentation réelle. Avec l’IA, nous fusionnons toutes ces images pour obtenir un tableau complet.”
Comment l’IA pourrait protéger les cultures contre les ravageurs
Hormis le changement climatique, les principaux défis auxquels sont confrontés les petits agriculteurs sont les ravageurs et les maladies, des problèmes qu’exacerbera encore davantage la variabilité du climat. Selon les estimations du CABI, environ 50 % des cultures africaines sont perdues chaque année à cause des ravageurs et maladies.
“Des centaines de millions d’agriculteurs africains souffrent déjà des effets du changement climatique”, indique David Hughes, entomologiste à l’Université d’État de Pennsylvanie, et chef du projet qui a créé Nuru, un outil Android conçu pour diagnostiquer les maladies des cultures, même sans connexion Internet. Développé par l’unité PlantVillage de cette université et par l’Institut international d’agriculture tropicale, Nuru est utilisé dans plusieurs pays africains. Comme au Kenya, en collaboration avec l’ONG Self Help Africa, pour diagnostiquer les maladies du manioc dues aux acariens et virus, et aussi pour identifier les invasions de légionnaires d’automne dans le maïs. Des conseils d’experts – essentiellement gouvernementaux ou du CGIAR et de la FAO – sont envoyés hors ligne en langue locale (actuellement en swahili, français, twi, hindi et anglais). Bien que cet outil soit encore en période de bêta-test, 28 000 cultivateurs de manioc en bénéficieront cette année dans sept comtés kényans. “Les outils numériques font de plus en plus partie intégrante de l’identification, du contrôle, de la formation et de la prise de décision dans la lutte contre les maladies et ravageurs mondiaux des cultures”, souligne David Hughes.
Un nouvel outil d’IA qui peut prédire la croissance des cultures et contribuer à protéger les denrées alimentaires vitales de l’augmentation des températures vient compléter Nuru. Il recourt aux données d’un satellite de l’ONU recueillant les informations concernant les disponibilités en eau, sur une décennie, et les utilise avec les prédictions météorologiques pour déterminer la productivité des cultures. “L’IA permet d’aborder ce problème d’un unique point de vue”, précise David Hughes. “Nuru est une sorte d’agent de vulgarisation toujours disponible pour les agriculteurs, dans leurs champs.”
D’après David Hughes, dans les pays à faibles revenus manquant de capital humain expert en sciences agricoles dans les exploitations, l’IA pourrait servir à briser le cercle de la pauvreté. Créée en août 2018 à Yaoundé, au Cameroun, l’entreprise Agrix Tech utilise aussi l’IA pour aider les agriculteurs à lutter contre ravageurs et maladies. Grâce à une application pour téléphone portable, les agriculteurs peuvent scanner une feuille de la culture infectée. L’appli consulte alors une bibliothèque d’IA pour analyser la question et offrir des recommandations de traitement par texto ou message vocal, dans une langue locale africaine adaptée, pour ceux qui ne savent pas lire. Selon Adamou Nchange Kouotou, fondateur et PDG d’Agrix Tech, l’appli atteint un taux de précision de 99 % et surtout ne nécessite pas d’accès à Internet pour fonctionner.
Le pari de l’IA
Afin de fournir des informations d’ordre économique et agricole aux agriculteurs de toute l’Afrique, l’entreprise AtlasAI – qui vise à répondre aux besoins en données économiques et renseignements commerciaux dans les pays en développement – utilise une technologie intégrant information satellitaire, IA et données de terrain de grande qualité. AtlasAI génère actuellement des données pour tous les pays africains et travaille avec des organisations au service des gouvernements et agriculteurs de nombreux pays : “Nous utilisons des technologies d’IA et des données satellitaires de pointe pour fournir des données granulaires, précises et évolutives sur les réalisations de l’agriculture dans l’ensemble du continent”, explique Marshall Burke, professeur à l’Université de Stanford et l’un des trois cofondateurs d’AtlasAI.
Par exemple, les petits agriculteurs sont défavorisés par la plupart des marchés financiers : ils ne peuvent emprunter, ni s’assurer et sont souvent désavantagés dans les milieux commerciaux non compétitifs. Ce sont des problèmes que AtlasAI cherche à résoudre en utilisant l’IA et les bonnes sources de données : “Parce qu’elles disposent de données précises et peu coûteuses sur les petits agriculteurs, les entreprises peuvent concevoir des produits et services répondant à leurs besoins”, ajoute Marshall Burke.
Passer de l’offre de produits à celle de services gérés localement et intégrant une analyse agricole avancée et l’IA, voilà ce qu’a réussi Hello Tractor, une start-up étatsunienne basée au Nigeria et au Kenya. Au lancement de Hello Tractor en 2014, son produit phare était un tracteur à deux roues abordable, de très faible puissance, équipé d’une technologie de surveillance. “Nous le vendions à des coopératives ou agriculteurs entreprenants, qui accédaient alors à notre plateforme de partage de tracteurs pour déterminer les besoins des petits agriculteurs et y répondre”, retrace Jehiel Oliver, PDG de Hello Tractor.
En janvier 2017, Hello Tractor a fait le choix stratégique de se concentrer davantage sur son application que sur les tracteurs. Cette approche s’est révélée payante puisqu’elle lui a permis de conquérir 75 % des importations commerciales privées de tracteurs au Nigeria, d’accéder à cinq marchés africains par le biais de partenariats stratégiques et de transformer la vie de plus de 250 000 agriculteurs.
En partenariat avec IBM, Hello Tractor teste désormais un outil analytique et décisionnel de pointe qui touche tout l’écosystème de la mécanisation. Leurs ensembles de données sont stockés dans une blockchain, puis utilisés par des sociétés semencières et d’engrais ainsi que des entreprises financières pour accéder à des informations non filtrées et en temps réel sur les fermes. “Grâce à l’IA et à la blockchain, les agriculteurs membres de la plateforme Hello Tractor accèdent à des informations pertinentes et opportunes pour augmenter leurs rendements, les propriétaires de parcs de tracteurs reçoivent des renseignements pour gagner temps et argent et les banques obtiennent des informations pour améliorer leurs pratiques de souscription et leur gestion des portefeuilles”, explique Jehiel Oliver. “Plus précisément, nous pouvons appliquer l’apprentissage automatique pour prédire quand les agriculteurs devraient recevoir leurs services de tracteurs et aussi exploiter ces données pour élaborer des conseils sur les types d’intrants à utiliser et leurs périodes d’application.”
Tenir compte du contexte africain
Nombreux sont les acteurs importants du secteur privé – IBM, Deloitte, Amazon Web Services et Google – qui travaillent dans l’ensemble du continent africain et en partenariat avec des entreprises plus modestes ainsi que des agriculteurs pour créer des solutions fondées sur l’IA pertinentes à l’échelle locale. “L’IA nous offre la possibilité d’augmenter les rendements et revenus et de diminuer les pertes”, explique Isaac Sesi, cofondateur de Sesi Technologies, une entreprise en agrotechnologie qui développe des solutions matérielles et logicielles pour les entreprises agricoles et fermiers africains. “Il est toutefois indispensable que ces outils d’IA soient développés en tenant compte du contexte de l’agriculture locale en Afrique pour garantir leur pertinence et leur applicabilité aux systèmes agricoles africains, ce qui exige que les Africains, qui sont les mieux placés pour bien comprendre les problèmes du continent, soient à l’avant-garde du développement de ces outils.”
Microsoft soutient, à travers son initiative 4Afrika, la transformation numérique de l’agriculture africaine. “Nous avons remarqué, il y a quelque temps, que les entreprises agricoles essayaient de comprendre ce que sont les mégadonnées, l’IA, l’apprentissage automatique et l’analyse des données. Ces avancées ont rapidement gagné le secteur agricole alors que la plupart des entreprises n’avaient pas les moyens d’appréhender ni d’utiliser ces nouvelles technologies. L’aide des entreprises technologiques comme Microsoft est donc indispensable pour les aider à négocier cette évolution”, estime Amrote Abdella, directeur régional de Microsoft 4Afrika. “Nous pensons que les avancées technologiques pourraient engendrer une importante croissance économique et avoir un impact social considérable, en particulier parce qu’elles peuvent combler des lacunes infrastructurelles qui ont jusqu’à présent empêché les gens de s’inscrire dans l’économie formelle et d’accéder aux services essentiels en Afrique.”
En collaboration avec l’universitaire kényan Felix Musau, Microsoft a contribué à développer AGIN, un service mobile et basé sur sa plateforme en nuage Azure, qui connecte les agriculteurs à des services de crédit indispensables. Ils peuvent, sur leurs téléphones portables, recueillir des informations telles que la taille, l’emplacement, la composition du sol et les cultures d’une exploitation. Grâce aux outils intégrés d’IA et d’apprentissage automatique d’Azure, AGIN aide alors les agriculteurs à établir leur profil de crédit, ce qui leur permet d’obtenir de petits crédits et des lignes de financement qu’ils peuvent utiliser sans jamais entrer dans une banque. AGIN a offert ses services à plus de 140 000 agriculteurs kényans et facilité pour plus de 1,3 million de dollars US (1,2 million d’euros) par mois de transactions, dont des prêts et assurances. Après avoir reçu le soutien financier et technique de Microsoft 4Afrika, AGIN espère maintenant toucher 300 millions d’agriculteurs d’Afrique subsaharienne d’ici 2020.
Microsoft 4Afrika collabore aussi étroitement avec Tulaa, une start-up offrant des solutions commerciales aux agriculteurs africains. Tulaa utilise la technologie et l’argent mobiles pour permettre aux exploitations d’épargner et d’emprunter afin d’acheter des intrants et des conseils agronomiques et de commercialiser leurs cultures à la récolte. Grâce au laboratoire d’IA PopUp de 4Afrika au Kenya, Microsoft a aidé Tulaa à intégrer l’apprentissage automatique à son modèle pour évaluer la solvabilité financière. “L’IA et l’apprentissage automatique offrent des opportunités sans précédent pour toucher des millions d’agriculteurs beaucoup plus efficacement qu’avant”, affirme Hillary Miller-Wise, PDG de Tulaa. “Chez Tulaa, nous commençons juste à réaliser les perspectives qu’ouvre cette technologie pour transformer les chaînes d’approvisionnement et les vies des petits agriculteurs.”
Elle ajoute que “la capacité d’expansion de plateformes comme Tulaa dépendra en partie de notre aptitude à exploiter la puissance de l’IA. Les services regroupés et les plateformes pour petits agriculteurs sont le nouveau Zeitgeist. L’une des principales raisons expliquant l’émergence de ces modèles est l’existence de l’IA et de l’apprentissage automatique, qui n’étaient pas disponibles il y a même cinq ans”.
Le CTA encourage aussi les jeunes développeurs à adopter l’analyse de données et l’IA. Lors de l’édition 2019 du Pitch AgriHack, son concours de soutien aux jeunes start-up numériques agricoles, un prix spécial pour l’“analyse de données” a ainsi été décerné.
L’avenir de l’agriculture sera fondé sur les données et reposera sur davantage d’automatisation. Grâce aux solutions innovantes utilisant l’IA et développées par des Africains, les petits agriculteurs de tout le continent vont pouvoir prendre des décisions plus intelligentes s’appuyant sur les données, devenir proactifs, rendre leur activité profitable et cultiver pour l’avenir. “Nous n’en sommes qu’au début de la révolution de l’IA”, prédit Tom Ilube, futurologue et fondateur de l’Académie africaine des sciences au Ghana. “Au cœur de l’IA se trouvent les algorithmes sur lesquels elle repose. Ceux-ci définissent l’avenir. Si l’Afrique doit faire partie du futur, nous devons définir les algorithmes qui nous diront à quoi ressemblera l’avenir.”