Le récent essor économique de certains des pays émergents, au tournant des années 2000, et l’évolution du cadre même de coopération, ont donné une nouvelle dimension à la coopération Sud-Sud.
C’est à la Conférence afro-asiatique de Bandung (Indonésie) en 1955, qui a conduit à la création du Mouvement des pays non alignés, qu’est née l’idée d’une coopération entre pays en développement. Elle s’est formalisée avec l’adoption en 1978 du Plan d’action de Buenos Aires pour la promotion et la coopération technique entre pays en développement.
La coopération Sud-Sud n’est donc pas née d’hier. Mais le récent essor économique de certains de ces pays, au tournant des années 2000, et l’évolution du cadre même de coopération, lui ont donné une nouvelle dimension. “Les enjeux des politiques menées par la Chine, le Brésil, l’Inde mais aussi la Russie, et il ne faut pas oublier l’Afrique du Sud, sont de redistribuer les cartes, de s’affirmer sur la scène internationale diplomatiquement, économiquement et financièrement. C’est très clair. Ils ne sont pas des bailleurs de fonds altruistes; ils défendent leurs propres intérêts”, indique Jean-Jacques Gabas, économiste et chercheur au Cirad.
Outre leur volonté de tenir leur rang dans la gouvernance mondiale, ces nouveaux acteurs de la coopération partagent des valeurs communes, comme la non ingérence dans les affaires intérieures des pays concernés. Les pays du Sud entre eux se considèrent tous égaux, et, de façon générale, font peu de distinction entre ce qui relève de leur politique de coopération et ce qui est commerce ou investissement.
S’agissant du secteur agricole, les interventions du Brésil, de la Chine et de l’Inde en Afrique sont clairement marquées par la volonté de partager leur expérience notamment dans l’amélioration de la sécurité alimentaire, domaine où ces pays ont remporté des succès certains. Une volonté bien accueillie par les pays africains au moment où l’aide des pays du Nord se tarie. En effet, la courbe de financement de l’agriculture en Afrique est en cloche : de 5 milliards de $ US constants en 1975, l’aide est montée jusqu’à 8 milliards de $ US au milieu des années 80 pour chuter à 5 milliards $ US en 2006-2007, selon les chiffres du Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE. Si depuis 2008 on note une légère tendance à la hausse, celle-ci est marginale notamment au regard des effets d’annonces des pays membres de l’OCDE.
Nouvelle orientation de l’aide chinoise
Si l’agriculture a longtemps reposé sur l’assistance technique, un secteur de prédilection de la politique d’aide chinoise – Pékin étant d’ailleurs le premier contributeur du Programme spécial pour la sécurité alimentaire (SPFS) lancé en 1996 par la FAO – on note, depuis 2006, une inflexion de cette orientation. Ainsi, depuis le Forum sur la coopération Chine-Afrique (FOCAC) cette année là, l’aide chinoise est davantage associée aux investissements et au commerce. Lors du FOCAC, il a été décidé de créer une vingtaine de centres de démonstration à travers l’Afrique, véritable fer de lance de la coopération chinoise.
Ces centres ont pour objectif de transférer des technologies, via la formation et la vulgarisation, notamment dans les secteurs rizicole et maraîcher, avec une vision assez techniciste. Le schéma est le suivant : pendant trois ans, la Chine finance entièrement ces centres et rémunère les experts et techniciens. Puis l’administration et la gestion sont confiées à une entreprise chinoise qui ne reçoit plus aucune subvention. Le centre doit alors devenir autonome et fonctionner selon une logique purement économique, où tout doit être vendu, que ce soit les productions ou les services.
“Quelle est la viabilité de ce modèle chinois appelé partenariat public-privé ?” s’interroge Jean-Jacques Gabas. Il est encore trop tôt pour le dire. Des évaluations sont en cours et des disfonctionnements déjà pointés comme le manque d’articulation avec la recherche locale. Quant aux acquisitions foncières par des entreprises publiques et privées chinoises, contrairement aux idées souvent véhiculées, elles ne sont pas très importantes en Afrique: ces acquisitions ne concerneraient qu’environ 300 000 hectares selon Land Matrix, une interface en ligne qui permet d’accéder à des données et à des outils d’analyse sur les transactions foncières, et concentrées sur quelques pays comme le Bénin, le Mozambique, le Mali ou encore la RDC. Ce sont notamment des projets sucriers, comme celui de l’entreprise Complant au Bénin (Sucobe) et à Madagascar, ou de N’Sukula au Mali. En outre, la plupart du temps, les projets agricoles ont pour objectifs des productions vivrières destinées aux marchés locaux et régionaux.
Brésil, un savoir-faire
L’arrivée à la présidence du Brésil de Lula da Silva en 2003 s’est accompagné d’une forte relance des relations avec l’Afrique qui s’est exprimée en termes politiques, mais aussi de commerce, d’investissement et de coopération.
Le bras armé du Brésil en matière de coopération agricole est l’Embrapa, organisme d’Etat composé de 47 centres de recherche dans tout le pays et de plusieurs agences à l’étranger, dont une au Ghana depuis 2006. Brasilia met ainsi plus de 40 ans de savoir-faire dans l’agriculture tropicale à disposition notamment des pays africains, un continent qui – géologie oblige.... – présente de fortes similitudes agro-climatiques.
La volonté du Brésil est bien de partager le modèle brésilien de développement de l’agriculture qui repose sur deux piliers : l’agrobusiness et l’agriculture familiale. À ce titre, sa coopération avec le Mozambique est révélatrice. Depuis 2012, le Brésil et l’USAID soutiennent dans ce pays le Programme pour l’amélioration de la sécurité alimentaire (PSAL), afin de développer la production et la distribution de fruits et légumes. L’Institut de recherche agricole du Mozambique (IIAM) a reçu plus de 90 variétés de légumes qui sont testées dans la station agricole d’Umbeluzi pour être ensuite distribuées aux agriculteurs. Parallèlement, le Programme pour le développement de la savane tropicale (Pro-Savana) mené conjointement avec l’agence de coopération japonaise JICA, vise à développer l’agriculture dans le corridor de Nacala avec une orientation résolument agrobusiness. En dehors du Mozambique, le Brésil a développé des projets “structurés” au Sénégal dans la filière rizicole et au Bénin, Burkina Faso, Mali et Tchad dans le coton. Ce sont de grands projets, qui ont souvent une incidence régionale, mais ils sont peu nombreux car le Brésil n’intervient, en général, qu’au travers des missions d’appui.
Le Brésil est aussi très actif dans la formation et la recherche en partenariat avec des instituts locaux. Ce partenariat prend des formes multiples : bourse d’études, mission d’experts, formation à l’Embrapa ou à l’Université d’intégration internationale de la lusophonie afro-brésilienne (UNILAB), recherches conjointes avec le Marché d’innovation agricole Brésil-Afrique soutenu par plusieurs bailleurs de fonds comme la Banque mondiale, le DFID, la Fondation Bill&Melinda Gates, ou encore le FIDA. Dans ce cadre, des programmes conjoints de recherches sont lancés comme, par exemple, entre PIPAL Kenya et Embrapa sur l’adaptation de variétés de sorgho pour la production d’éthanol ou encore sur les abeilles, la production de miel et la sécurité alimentaire entre Mekelle University en Ethiopie et Embrapa.
Si le nombre de projets foisonne, il est difficile de mesurer leur impact sur le terrain. Le Brésil était jusqu’à peu un receveur d’aide et l’agence de coopération (ABC) n’a pris l’habit de donateur que très récemment. Ce qui explique qu’à ce jour, peu de projets réellement de développement ont été réalisés. En outre, il ne faut pas occulter la réalité : le Brésil, comme l’Inde, servent aussi leurs intérêts à plus ou moins long terme en visant la création de marchés pour leurs biens d’équipements. Dans le cadre du Mais Alimentos (voir encadré), les lignes de crédits sont conditionnées à l’achat de machines brésiliennes.
L’Inde, la discrète
Forte de son expérience dans la Révolution verte, l’Inde est soucieuse de favoriser le développement agricole de l’Afrique via le transfert de technologie et la recherche. Avec l’appui du Forum pour la recherche agricole en Afrique (FARA), New-Delhi a ainsi mis en place des plates-formes innovantes et des incubateurs d’agribusiness dans les universités spécialisées dans l’agriculture dans cinq pays africains – le Ghana, le Kenya, le Mali, l’Ouganda et la Zambie.
La coopération avec l’Inde a pour particularité que les entreprises privées ont précédé le gouvernement. Ce n’est, en effet, qu’en 2008 que s’est tenu le premier sommet Inde-Afrique alors que certaines entreprises indiennes sont présentes depuis longtemps sur le continent africain à l’instar de Kirloskar, un des leaders mondiaux de pompes. Contrairement aux autres pays émergents, l’Inde a ciblé huit pays prioritaires et composé le Team 9 (Technico-Economic Approch for Africa-India Movement) qui comprend, outre New-Delhi, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée Bissau, la Guinée Equatoriale, le Ghana, le Mali, le Sénégal et le Tchad.
En février dernier le Ministre indien de l’Agriculture, Sharad Pawar, déclarait au premier Asia-Africa Agribusiness Forum : “Les terres en Asie sont sous la pression de l’accroissement démographique et de l’urbanisation. Ainsi, l’Afrique est une opportunité pour que les pays asiatiques réalisent des investissements responsables dans l’agriculture”. De nombreuses entreprises indiennes ont déjà investi dans le secteur agricole où elles produisent sucre, huile de palme, fleurs … Certaines productions sont destinées à l’export, à l’instar du groupe Karuturi, présent en Ethiopie et au Kenya.
La coopération Sud-Sud sera-t-elle la solution aux limites reconnues de la coopération Nord-Sud ? “Il ne faut pas être trop manichéen. Si vous regardez très concrètement ce qui est fait par la Chine ou le Brésil dans le secteur agricole, c’est relativement faible”, affirme Jean-Jacques Gabas. Mais on en est seulement au début du processus. En effet, l’avenir semble être à la coopération tripartite réunissant un pays donateur du Nord ou une organisation internationale, un pays émergent et un pays, ou une entité régionale, bénéficiaire. “Il y a un besoin de regards croisés”, souligne Jean-Jacques Gabas, et d’instaurer un dialogue avec ces nouveaux acteurs de la coopération et les pays membres du CAD. Les pays émergents semblent prêts.
D’ores et déjà, des projets tripartites sont mis en place. Certains pays de l’OCDE, comme la Grande-Bretagne ou l’Allemagne ou encore les Etats-Unis, s’y sont déjà engagés tandis que des organismes multilatéraux, comme la Banque mondiale ou des fondations privées, les soutiennent.