Longtemps ignorées, les villes secondaires servent pourtant de levier au développement des campagnes, offrent des marchés, de la valeur ajoutée et des opportunités d’emplois, notamment pour les jeunes. Avec leur propre dynamique génératrice de croissance, ces centres pourraient modifier les mutations de leurs pays.
En Afrique, la part des citadins est passée de 14 % en 1950 à 40 % actuellement et elle atteindra 50 % d'ici 2030, d’après le rapport Perspectives économiques en Afrique 2016. Au cours des vingt dernières années, la population urbaine a presque doublé en Afrique, de 237 millions en 1995 à 472 millions en 2015, et pourrait être de nouveau multipliée par deux d’ici 2035. “À l'instar de l'Asie, l’Afrique s’urbanise à un rythme deux fois plus élevé que celui de l’Europe”, notent les auteurs.
Or, contrairement à certaines idées reçues, ce sont les petites villes secondaires et non les capitales qui sont le moteur de cette urbanisation galopante. “Entre 2000 et 2010, les agglomérations urbaines de moins de 300 000 habitants ont représenté 58 % de la croissance urbaine de l’Afrique”, lit-on dans lesPerspectives économiques. La frontière entre zones rurales et urbaines devient floue. L’intrusion des villes dans l’espace rural représente actuellement 60 % de l’urbanisation, d’après le rapport de l’institut de recherche IIED (International Institute for Environment and Development) et l’agence onusienne FIDA (Fonds international de développement agricole), intitulé Urbanisation, Rural Transformations and Food Systems: The Role of Small Towns. Environ 75 % des Africains vivent dans cette “zone grise”, entre zone rurale et ville secondaire.
Une réponse à la soif d'urbanité des jeunes
Pourtant, on ne s'intéresse que depuis peu à ces villes secondaires et, a fortiori, aux villes secondaires. “Vous avez un nombre croissant de gouvernements qui commencent à s'intéresser davantage à ces villes secondaires et aux bourgs. Et nous n'en sommes qu'au début”, souligne l’économiste de la Banque mondiale Luc Christiaensen.
Pour preuve : le succès du Forum régional d'Afrique des villes intermédiaires, organisé en mai 2017 en Côte d'Ivoire sous l'égide des Cités et gouvernements locaux unis d'Afrique (CGLUA), en présence de plus de 100 maires. Il en va de même pour la réunion sur le chômage des jeunes Africains, fin juin 2017, entre l'Union européenne et l'Union africaine à la FAO. Parmi les cinq mesures préconisées figure l'importance de renforcer “les liens physiques, économiques, sociaux et politiques entre les petits centres urbains et les zones rurales environnantes”.
Force est de constater que ces villes secondaires sont plus accessibles aux jeunes ruraux et leur offrent une opportunité répondant à leur soif d'urbanité. En effet, près de 60 % des 230 millions de jeunes de 15 à 24 ans en Afrique subsaharienne vivent en milieu rural, selon l'ONU. Pour nombre de ces jeunes, le secteur agricole ne présente que très peu d'opportunités, des revenus bas et aléatoires, ainsi qu’un accès restreint à la terre, aux services financiers et à Internet. Ils partent donc, rarement très loin, dans la plus proche petite ville, et reviennent souvent au village, rapportant avec eux de l'argent, des idées neuves et du dynamisme. Parfois, en période de crise, ils reviennent pour de bon. “Sans les villes secondaires, l'espace de l'action ou le spectre de destinations probables seraient inexistants pour nombre de personnes", observe Luc Christiaensen.
Les petites villes, poumons de l'urbanisation
Si les grandes villes génèrent davantage de croissance purement économique car elles permettent, entre autres, des économies d'échelle, ce sont les petites villes qui sont le mieux à même de lutter contre la pauvreté. Bien souvent, une ville rurale est avant tout un vaste carrefour commercial, très dynamique, où les agriculteurs des alentours viennent vendre leurs produits, achetant à leur tour des produits manufacturés, soulignent Hélène Mainet et Ephantus Kihonge, chercheurs à l'Université de Clermont-Ferrand. Ainsi, à 200 km de Nairobi, la bourgade de Karatina (8 000 habitants) accueille sur son marché, trois fois par semaine, pas moins de 1 400 vendeurs. Sagana (10 000 habitants), à 100 km de Nairobi, sert de pôle pour toute la zone méridionale du Mont Kenya, avec l’implantation de nombreuses entreprises majeures comme un dépôt céréalier du National Cereals Board, une brasserie des Kenya Breweries, un dépôt pétrolier, des hangars agricoles de la Kenya Planters Cooperative Union, etc.
Ces carrefours deviennent des lieux d’investissement. En Afrique de l'Ouest, le marché de Doufelgou (73 000 habitants) au nord du Togo a été entièrement refait et agrandi. Au Sénégal, Kaolack, une ville de 200 000 habitants et capitale du bassin arachidier, vient d'obtenir le feu vert pour la reconstruction de son marché central (45 milliards FCFA). En Côte d'Ivoire, le maire d'Agboville lance un appel pour la rénovation du sien.
Les cantines scolaires s'approvisionnant localement sont un des meilleurs exemples de l'interaction de la ville secondaire et de la campagne. Des initiatives existent et se multiplient partout en Afrique : à Kédougou (environ 20 000 habitants) au Sénégal, dans le cadre du Programme décennal de formation et éducation initié dès 2012, un millier d’agriculteurs distribuent 60 % de leur production de riz à plus de 170 cantines, créant ainsi toute une chaîne de distribution.
Moins de transport, plus de bénéfices
Les agriculteurs sont de plus en plus friands de ces marchés dans leur petite ville voisine, car cette proximité en fait un débouché idéal et rémunérateur pour leurs produits : le coût du transport est plus limité, leur permettant de capter une part plus grande du prix final. Au Mont Méru, en Tanzanie, les caféiculteurs ont cessé leur activité classique pour se tourner vers la culture de légumes pour les marchés urbains de proximité, les marges brutes pouvant atteindre 5 000 dollars US par récolte.
En outre, le contact plus direct avec le consommateur urbain, souvent pressé et demandeur d'aliments préparés, incite le rural à y commercialiser des produits à plus grande valeur ajoutée. “Les citadins, avec leur mode de vie, ont besoin de produits transformés, facilement consommables”, explique Mamadou Cissokho, président d'honneur du Réseau des organisations paysannes et de producteurs d'Afrique de l'Ouest (ROPPA) dans le rapport Nourrir les villes, défi de l'agriculture familiale. “Tout le monde est conscient de la nécessité de transformer, parce que même à la campagne, si une femme trouve du couscous prêt à être consommé, elle préférera l’acheter que devoir prendre le pilon et le mortier. Ce sont justement les femmes rurales qui ont engagé un grand changement à ce niveau ; en s’équipant et en créant de la valeur ajoutée, elles font avancer la transformation des produits agricoles. Il existe aujourd’hui un grand nombre de petites unités de transformation en milieu rural et en périphérie des villes. On trouve désormais du fonio prêt à l’emploi, du couscous, de la bouillie, autant de produits qui demandent beaucoup de travail et que l’on peut désormais acheter prêts à être consommés.”
Ces chaînes d'approvisionnement sont souvent informelles et très compétitives face au développement des grandes surfaces du secteur formel, aux cahiers des charges plus difficiles à honorer.
Vers une plus grande décentralisation
En ville, les régimes alimentaires se transforment, avec davantage de fruits et légumes, de viandes et de poissons, mais aussi de produits transformés. De jeunes urbains créent de nouveaux plats s'appuyant sur des productions agricoles locales, épousant “une modernité alimentaire”, selon Nicolas Bricas, chercheur au Cirad. Mais, souligne-t-il, il faut veiller à ce que la relation soit équilibrée entre la ville et la campagne, au risque que la première impose à la seconde ses critères et ses prix. Au Vietnam, par exemple, Hanoï tente d'organiser des contrats de solidarité avec des zones rurales pour garantir un approvisionnement en produits de qualité tout en investissant dans le développement rural et agricole des zones qui la ravitaillent.
Le développement d'une ville secondaire conduit l'État à décentraliser ou à créer des branches de grosses entreprises publiques, les sociétés privées déployant, de leur côté, leurs agences. Ceci permet d'accéder plus facilement – en évitant le déplacement long et coûteux vers les capitales – aux intrants et aux équipements, aux services d'information et de formation, ou encore aux services financiers et de conseil, sans oublier les services de santé et les écoles. Ainsi, la chaîne de magasins alimentaires botswanaise Choppies s'est déployée depuis plus de 15 ans dans toute l'Afrique australe, avec 202 magasins dans les capitales, mais aussi les villes secondaires et les zones semi-urbaines, développant une offre de services annexes comme la mobile money et les transferts d'argent. Avec succès : ses revenus ont progressé de 34 % au second semestre 2016.
Au Rwanda, le gouvernement a lancé dès 2012 un vaste projet de développement urbain de six villes secondaires – Rusizi, Rubavu, Nyagatare, Musanze, Muhanga et Huye. D'importants investissements ont été lancés pour y développer l'électricité, les routes, les hôpitaux, les écoles, les parkings de taxis. À Muhanga, dès 2014, la Banque de Kigali ouvrait une agence sur quatre étages. La plus grande compagnie d'assurance du pays, Sonarwa, a fait de même. Les hommes d'affaires y prolifèrent et des importateurs ouvrent des bureaux. À Huye, dans la région caféière, les revenus du district auraient doublé suite à la construction d'un nouveau terminal d’autocars, “Smart Park”, comprenant des parkings, un centre commercial avec 82 boutiques, un hôtel, des restaurants, des cafés Internet... En début d'année, Korea Telecom Rwanda Networks a annoncé étendre le réseau de la 4G sur 92 % du territoire et ouvrir des agences à Musanze, Huye, Rusizi et Rubavu. Son objectif est d’assurer la couverture de l'ensemble du pays, à commencer par les villes secondaires, a déclaré Desire Ngabonziza, responsable de la stratégie de l’opérateur téléphonique.
Des défis énormes
La révolution des villes secondaires est en marche mais les défis sont colossaux. Le premier d'entre eux est, bien évidemment, le foncier avec le grignotage déjà évoqué de la ville sur la campagne. Les villes secondaires sont aussi, en général, surpeuplées avec des habitations précaires, des transports en commun insuffisants et peu densifiés, des infrastructures insuffisantes et une connectivité souvent aléatoire. Surtout, les villes africaines, moyennes et grandes, figurent parmi les plus chères au monde, selon la Banque mondiale.
Dans les villes secondaires au Sénégal, seuls 68 % des ménages sont raccordés au réseau d’alimentation en eau, tandis que les 32 % restants dépendent de bornes-fontaines ; 36,7 % des foyers disposent d’équipements sanitaires de base (latrines, fosses septiques). Mis à part Dakar, seules les villes de Rufisque, Louga, Saint-Louis, Kaolack, Thiès, Sally et Mbour bénéficient d’un accès partiel à un système d’égout ; la gestion des ordures ménagères est un véritable casse-tête. Moins de 20 % des villes et des municipalités possèdent un plan d’urbanisme, en général obsolète ou pas appliqué faute d’une bonne gestion urbaine dans les collectivités locales.
La situation évolue. Au Ghana, par exemple, avec le soutien de l'Allemagne, la réforme de la décentralisation vise davantage de connaissance et de maîtrise de la planification locale, à générer des recettes financières et à organiser des services publics dans 40 districts dont 25 villes. Des rues sont nommées afin d'identifier les habitants et les commerces, socle de la fiscalité locale. Un logiciel – “Ntobua” – a été développé pour gérer ces nouveaux revenus. Des méthodologies participatives innovantes sont développées afin que la planification soit plus inclusive et tienne davantage compte des spécificités du quotidien des femmes, notamment.
En opérant leur propre révolution, les villes secondaires pourraient modifier les mutations de leurs pays.