Le Centre technique de coopération agricole et rurale (CTA) confirme sa fermeture pour la fin 2020.

“Nous avons besoin d’une stratégie qui se concentre sur la transformation des systèmes alimentaires”

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Entretien avec Frederike Praasterink

La Professeure Frederike Praasterink, maître de conférences en durabilité et sur l’avenir des systèmes alimentaires, aux Pays Bas, est fermement convaincue de l’importance d’une vraie direction au niveau local pour construire une stratégie de transformation des systèmes alimentaires.

Nous n’avons pas de temps à perdre. La population mondiale s’accroît et le changement climatique affecte la capacité de notre planète à nourrir ses habitants. Dans le même temps, nous sommes toujours confrontés à des problèmes nutritionnels : trop de personnes souffrent encore de malnutrition, tandis que de nombreuses autres sont suralimentées, voire obèses. Il est temps de repenser le système alimentaire mondial. La Professeure Praasterink nous explique comment, selon elle, nous devrions procéder.

Le monde est confronté à un enjeu majeur : nourrir une population croissante à l’ère du changement climatique et de la dégradation de l’environnement. Si notre planète n’est pas saine, il n’est sans doute pas étonnant que trop de personnes aient un régime alimentaire malsain ?

C’est juste, et l’augmentation de la production alimentaire nécessaire pour nourrir une population croissante et de plus en plus riche ne peut être réalisée en extrapolant simplement nos modèles de production et de consommation actuels. Cela porterait atteinte au socle même des ressources dont dépend le système alimentaire. Si vous examinez les stratégies mondiales de production alimentaire, vous constaterez qu’elles se concentrent généralement sur l’intensification durable, qui consiste à produire plus avec moins, à utiliser les ressources efficacement, etc. Mais l’intensification entraîne la perte de la biodiversité et la dégradation des sols, et ce alors que nous sommes confrontés à un problème de malnutrition mondial, affectant une personne sur trois sous ses différentes formes : la suralimentation, la sous-alimentation ou, double peine, la consommation d’aliments trop caloriques mais ne contenant pas assez de micronutriments.

Aujourd’hui, nous commençons lentement à prendre conscience du fait qu’en plus d’une intensification durable nous avons aussi besoin d’une stratégie qui se concentre sur la transformation des systèmes alimentaires, afin de les rendre plus durables et résilients. La préservation de nos écosystèmes, ainsi que la santé et le bien-être des populations, comme la réalisation des objectifs de développement durable, dépendent réellement d’une transformation structurelle du système alimentaire : nous devons le rendre “sensiblement meilleur” et pas juste “moins pire”.

Je suis ravie de constater qu’un nombre croissant d’organisations, dont la FAO, le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD) et le ministère néerlandais de l’agriculture, adoptent une telle stratégie ou gèrent des programmes et des activités de transformation des systèmes alimentaires.

Comment définiriez-vous et décririez-vous la transformation des systèmes alimentaires ?

L’équipe de la chaire Future Food Systems, un groupe de recherche de l’université HAS de sciences appliquées, travaille depuis quelques années à une définition de la transformation des systèmes alimentaires. Pour cela, nous collaborons avec une fondation néerlandaise appelée Transition Coalition Food – une organisation qui réunit plus de 150 entreprises, ONG, organismes gouvernementaux et instituts de connaissances et d’éducation. Formée il y a trois ans, cette coalition se veut un mouvement “ascendant”, basé sur le sentiment d’urgence collectif selon lequel nous devons faire plus que ce que proposent les programmes d’innovation “conventionnels”.

Nous avons donc défini plusieurs scénarios de transition en vue de la transformation des systèmes alimentaires. L’un d’entre eux repose sur la refonte des systèmes de production agricole en systèmes de production agroécologique plus diversifiés, qui soient résilients face au changement climatique. Cette option favorise, par exemple, la polyculture (culture de plusieurs espèces végétales) au détriment de la monoculture, afin de régénérer les sols et la biodiversité. Elle encourage aussi l’économie circulaire, qui consiste notamment à utiliser les déchets alimentaires pour nourrir les animaux ou à utiliser des insectes comestibles, comme la larve de mouche soldat noire, pour transformer des déchets organiques en protéines et en graisses de haute qualité.

Un autre scénario repose sur la consommation alimentaire et implique d’adopter des régimes alimentaires durables davantage basés sur les aliments d’origine végétale – y compris les protéines végétales. Ces régimes durables devraient par ailleurs contribuer à une meilleure prévention des troubles de santé, grâce à l’amélioration de l’alimentation, de l’environnement alimentaire et du style de vie.

Nous travaillons aussi à des modèles d’entreprise basés sur le décompte du coût réel, qui inclut le coût caché de notre nourriture, le coût en termes de perte de biodiversité, les émissions de CO2 et les dépenses de santé dues à des styles de vie malsains. Une équipe de sept de nos étudiants est en train de mener une évaluation très intéressante des perceptions de la comptabilisation du coût réel dans le secteur agroalimentaire et de la manière dont elle pourrait être appliquée.

Qu’entendez-vous exactement par “approche systémique” ?

À travers notre approche systémique, nous observons le système alimentaire dans son ensemble, sans nous limiter à certaines chaînes, pour définir des stratégies d’intervention pouvant contribuer à régler des problèmes spécifiques, comme les gaspillages et les déchets alimentaires. Nous avons développé différentes étapes, et nous travaillons généralement avec des groupes de personnes actives sur le terrain pour réaliser une analyse des systèmes alimentaires. Nous examinons les problèmes prioritaires, les schémas comportementaux qui les provoquent, les structures sous-jacentes et les paradigmes qui les font persister. Cette méthode peut paraître un peu conceptuelle, mais en réalité elle est très pratique lorsqu’elle est appliquée à une situation ou un thème spécifique. Il en résulte une série de conseils pouvant être appliqués à court, moyen et long terme.

Par exemple, nous avons organisé une masterclass au début de l’année 2019 avec des étudiants extrêmement motivés issus de différentes disciplines, dans le cadre d’un programme honorifique et en collaboration avec une fondation nationale active dans le domaine du gaspillage alimentaire. Plutôt que de considérer ces déchets comme un problème, nous les avons envisagés comme le symptôme d’un système intenable. Donc, plutôt que de réfléchir à ce que nous pourrions en faire, nous avons cherché à comprendre pourquoi le gaspillage alimentaire perdure – quels sont les structures, schémas, modèles et paradigmes du système alimentaire qui continuent à générer des déchets à différents niveaux. Il en a résulté une action qui n’était pas seulement axée sur la réutilisation des déchets, mais aussi sur leurs causes sous-jacentes. Il est intéressant de remarquer que, lorsqu’on se penche sur les paradigmes du gaspillage alimentaire, on s’aperçoit qu’ils sont en fait très similaires à ceux d’autres problèmes du système alimentaire, comme la perte de biodiversité. Ces paradigmes sont, par exemple, le productivisme, la maximisation des profits et la déconnexion de la nature et des aliments. On peut essayer de s’attaquer à chacun de ces éléments du système, mais modifier les paradigmes a un pouvoir de transformation bien plus important.

Vous qui êtes à la base de ce mouvement, diriez-vous qu’il s’agit d’une approche très occidentale ou plutôt d’une tendance mondiale ?

Je pense qu’il s’agit d’une tendance mondiale. Et, de manière intéressante, les jeunes générations, par exemple les étudiants de mon université, comprennent vraiment les défis auxquels nous sommes confrontés et veulent faire partie de la solution. Pensez aux marches pour le climat, par exemple. J’ai vraiment l’espoir que les jeunes déclenchent une “révolution silencieuse”, qui nous mettra sur la voie de la durabilité.

Mais nous avons très peu de temps devant nous et nous sommes déjà en train de franchir plusieurs des limites de notre planète à cause de notre système alimentaire. L’agriculture et l’alimentation sont responsables d’un quart des émissions de gaz à effet de serre, donc, clairement, nous devons réagir de manière bien plus radicale que ce que nous faisons actuellement. Cependant, la transition doit commencer par une prise de conscience du fait que nos systèmes alimentaires sont en lien avec d’autres problématiques ; le climat et la sécurité alimentaire et hydrique, par exemple, sont intimement liés, nous ne pouvons donc pas nous contenter d’une solution rapide ou nous reposer entièrement sur la technologie.

Le système alimentaire doit être adapté dans le monde entier, mais ce sont peut-être les pays occidentaux qui devront accomplir le plus grand changement, en modifiant notamment leurs habitudes alimentaires. Réduire sa consommation de viande et manger plus de fruits et légumes sont deux actes très simples, mais très efficaces pour le système mondial.

Pour transformer nos systèmes alimentaires, nous devons travailler en coalitions. Et nous avons besoin de leadership, tant de dirigeants officiels (présidents, décideurs politiques ou chefs d’entreprise) que de citoyens ordinaires, qui ont un impact sur leur communauté ou leur cercle d’influence. Il ne faut jamais sous-estimer à quel point chaque petit choix en faveur de la durabilité peut contribuer à un changement plus important.