Quelle est la vision globale de la Fondation Gates en ce qui concerne la transformation digitale de l’agriculture ?
Notre mission se fonde sur le principe que toutes les vies ont la même valeur. Peu importe notre lieu de naissance, nous voulons tous la même chose. Comme tout le monde, les personnes pauvres dont la subsistance dépend essentiellement de l’agriculture veulent avoir une alimentation nourrissante, des revenus suffisants pour envoyer leurs enfants à l’école et des soins de santé de qualité. L’agriculture à petite échelle est aujourd’hui confrontée à de nombreux défis. Les agriculteurs sont divisés en petites unités, dispersés et déconnectés des systèmes de marché opérationnels. Cette situation résulte en partie de la piètre qualité des infrastructures – routes, approvisionnement en eau et en électricité – mais aussi du faible niveau d’alphabétisation de certains agriculteurs et du fait que les informations, les services et les produits ne parviennent pas aux agriculteurs de manière efficace et en temps utile. Par conséquent, personne n’a une compréhension approfondie de la façon dont les petits producteurs effectuent leurs transactions. Ce manque de transparence dans leurs activités exclut les petits agriculteurs de tous les services et systèmes de marché formels. Le gouvernement charge traditionnellement des agronomes et des agents de vulgarisation de conseiller les petits exploitants, mais ces mesures sont devenues coûteuses et difficiles à mettre en place dans la plupart des pays d’Afrique, où le ratio agents de vulgarisation/agriculteurs est extrêmement faible – 4 pour 10 000 en Tanzanie et 3 pour 10 000 au Nigeria, par exemple.
À la Fondation Gates, nous nous réjouissons des promesses qu’apportent les innovations numériques, avec la baisse des coûts liés aux outils et aux données. Nous œuvrons à faire émerger des innovations transformatrices dans le domaine des technologies et des infrastructures numériques qui pourront contribuer à connecter les petits agriculteurs à l’échelle adéquate, en leur offrant ainsi un accès égal aux informations sur les marchés, aux marchés d’intrants et de produits, et aux services de conseil, qui sont particulièrement nécessaires en cette période de changements climatiques. Les agriculteurs doivent se tenir au courant des innovations intelligentes face au climat en matière de semences et de races animales améliorées, et les technologies numériques pourraient s’avérer utiles à cet égard.
Ce domaine évolue rapidement. Quels sont les domaines d’intervention les plus prometteurs en termes de collecte de données et de technologies numériques ?
Il faut avant tout avoir une vision. Nous voyons beaucoup de gouvernements africains et indiens qui se sont dotés d’une vision et d’une stratégie axées sur l’économie et l’agriculture numérique. Une fois cette vision définie, il est nécessaire de disposer d’infrastructures. Vous ne pouvez pas vous lancer dans l’agriculture numérique si les infrastructures ne permettent aucune connectivité. Nous avons donc besoin de réglementations et de politiques pour encourager les investissements de la part du secteur privé. Le point de départ est donc un gouvernement qui a défini une vision et qui a conscience du potentiel des innovations numériques pour mettre les petits producteurs en relation avec les marchés d’intrants et de produits, avec les services de conseil, ainsi qu’entre eux pour mener des actions collectives.
L’Inde progresse rapidement dans le domaine de l’innovation numérique grâce au système d’identifiant unique, qui a été déployé auprès de 1,2 milliard de personnes. Cette technologie a recours à la biométrie pour recueillir des informations sur les agriculteurs qui peuvent avoir de nombreux usages différents, y compris pour l’octroi de subventions. Nous collaborons avec l’État de l’Andhra Pradesh pour déployer des systèmes d’information sur les sols. Cet État a numérisé des informations sur la consommation d’eau, l’agronomie et les services de vulgarisation, et il étend maintenant ce système aux États satellites. Le Kenya fait figure de pionnier en matière de systèmes de paiement numérique, comme M-Pesa. Le Rwanda progresse rapidement et l’Éthiopie s’est dotée de premiers éléments, mais certaines réglementations et politiques ont encore besoin d’être améliorées. Le secteur privé propose donc aujourd’hui de nouveaux outils et innovations, mais il est également nécessaire que les gouvernements instaurent un environnement propice au développement et à l’extension des innovations numériques.
Le CTA va prochainement publier un important rapport sur la digitalisation de l’agriculture. D’après vous, quel sera son impact sur les sujets abordés et sur la manière de travailler ?
Dans le monde développé, la digitalisation est orientée par le secteur privé par l’intermédiaire de l’industrie des technologies agricoles (AgTech), qui se réunit chaque année pour présenter les dernières innovations en date. Nous ne possédons pas d’équivalent à ce forum en Afrique. Nous ne comprenons même pas ce qui se passe dans cette industrie qui évolue à toute vitesse. Cependant, le rapport du CTA dressera un état des lieux de la situation actuelle – à différents endroits – à petite échelle et mettra en valeur les bienfaits de la digitalisation, ce qui nous permettra de mobiliser les gouvernements, le secteur privé et les bailleurs de fonds autour de projets spécifiques.
Au sein de la Fondation Gates, nous espérons que ce rapport analysera plus en détail certains cas illustrant comment les innovations numériques peuvent être déployées. Nous savons que ces technologies fonctionnent sur la base de l’environnement dans le monde développé, mais nous devons sans cesse mettre à l’épreuve la solidité et la résilience de ces modèles d’activités face aux défis rencontrés dans les pays en développement. Nous cherchons donc à comprendre des projets pilotes menés à petite échelle, mais nous devons utiliser des pays et même des régions comme unités de mise à l’échelle, et non une multitude de projets pilotes menés au niveau des villages.
Il est agréable de susciter l’enthousiasme chez les gens et de réaliser que la digitalisation est peut-être la meilleure solution pour supprimer d’un seul coup une grande partie des obstacles auxquels nous faisons face. Toutefois, nous devons mieux comprendre les réglementations en vigueur, car, quand vous commencez à recueillir des données auprès des agriculteurs, des questions surviennent quant à la sécurité de ces données, à leur propriété et à leur partage. Si les données déjà collectées, standardisées et analysées restent entre les mains et sous le contrôle d’une minorité, cela va à l’encontre de l’objectif même de la digitalisation. Il faut que les données soient largement partagées pour que les nouveaux arrivants ne doivent pas consacrer autant de temps et d’efforts pour recueillir le même type de données. Pour déployer ces technologies à l’échelon national, le gouvernement doit jouer un rôle clé dans le cadre de ce système. Dans la plupart des cas, le gouvernement ne travaille pas souvent en partenariat avec le secteur privé. Nous devons donc trouver de meilleurs mécanismes pour faciliter la collaboration entre ces deux entités.
La Fondation Gates s’engage beaucoup en faveur de l’autonomisation des femmes. De toute évidence, il reste des problèmes à résoudre en matière d’égalité hommes-femmes. Comment percevez-vous ce défi au sein de votre organisme ?
Le programme agricole de la Fondation Gates poursuit quatre objectifs stratégiques. Nous travaillons sur la productivité de la terre et du travail des petits producteurs. Nous visons aussi l’augmentation des revenus des ménages des petits agriculteurs, ainsi que l’amélioration de leur alimentation tout au long de l’année. Enfin, nous œuvrons à l’autonomisation des femmes. Il a été prouvé à de nombreuses reprises que, lorsque les femmes ont accès aux ressources et exercent un contrôle sur celles-ci, les ménages prospèrent – la nutrition s’améliore, les enfants vont à l’école, les biens agricoles s’accumulent et n’importe quel homme serait fier d’une telle famille.
Nous savons qu’environ 60 % des petits exploitants agricoles d’Afrique subsaharienne sont des femmes. Voilà pourquoi nous pensons que la digitalisation de l’agriculture permettra de supprimer certaines des difficultés rencontrées par les agricultrices. Par exemple, les agricultrices n’ont souvent pas le temps de participer aux journées de visite ou aux programmes de formation destinés aux agriculteurs, ce qui signifie qu’elles risquent de rater certaines nouvelles informations, comme la mise à disposition de nouvelles variétés de semences ou de nouvelles races de bétail. Nous sommes d’avis que, si les femmes ont des technologies mobiles à portée de main, elles pourront avoir accès à ces informations et, grâce aux contenus simplifiés, elles pourront accéder plus facilement aux marchés et regrouper numériquement leur production.