Entretien avec Leonard Mizzi
Chef d’unité au sein de la direction générale de la coopération internationale et du développement de la Commission européenne, Leonard Mizzi revient sur le dernier rapport mondial sur les crises alimentaires, publié en avril 2019.
Depuis trois ans, le rapport mondial sur les crises alimentaires démontre que plus de 100 millions de personnes souffrent gravement de la faim chaque année. Pourquoi, à notre époque actuelle, y a-t-il encore autant de personnes qui souffrent de la faim à une telle échelle ?
Comme en témoignent chaque jour les reportages dans les médias, il est évident que les crises alimentaires ne sont pas une nouveauté. Malheureusement, elles continuent à se produire, et ce pour de nombreuses raisons : certaines crises sont dues aux actions humaines, comme les conflits, mais d’autres résultent aussi du changement climatique. Un aspect inédit est la complexité des multiples facteurs de fragilité qui contribuent aux crises alimentaires : le changement climatique constitue une cause majeure, mais il y a aussi l’évolution démographique, les conflits, la pauvreté, les inégalités, les pressions migratoires, ainsi que les pressions qui s’exercent aux points de tension entre zones rurales et urbaines. La crise alimentaire ne représente que la partie émergée de l’iceberg et la manifestation extrême de la vulnérabilité des populations résultant de crises complexes et diverses.
Bon nombre de ces facteurs ne vont probablement pas évoluer de façon positive, du moins pas à court terme. Dès lors, en quoi ce rapport aidera-t-il les décideurs politiques à élaborer et à mettre en œuvre des stratégies plus efficaces pour relever ces défis ?
Il s’agit d’un rapport mondial, fondé sur des éléments factuels et un consensus. Nous voulons véhiculer le message selon lequel la prévention et le traitement des crises alimentaires doivent s’appuyer sur des informations fiables, complètes et disponibles en temps utile et à l’échelle locale. Le but est de mieux collaborer et coordonner les efforts déployés aux échelons mondial, régional, national et local afin de remédier aux causes profondes des crises alimentaires par l’intermédiaire du Réseau mondial contre les crises alimentaires (RMCA). Ce réseau repose sur trois axes : les données, les informations et les analyses fondées sur des éléments de preuve ; une programmation et des investissements stratégiques pour garantir la sécurité alimentaire et nutritionnelle le long du “lien entre action humanitaire et aide au développement” ; enfin, le dépassement de la dimension alimentaire des crises via l’adoption d’une approche totalement intégrée, qui inclut notamment des interventions portant sur d’autres facteurs de fragilité, comme la paix et la sécurité.
Quelles sont les actions supplémentaires que vous souhaiteriez voir ? Êtes-vous optimiste concernant l’amélioration de la coordination ?
Nous sommes optimistes parce que le monde ne peut pas continuer avec le statu quo. Nous ne devrions pas avoir de problème systémique chaque fois qu’une catastrophe se produit, en particulier quand il s’agit d’un phénomène climatique extrême. Or ce type d’événement se produira de plus en plus fréquemment à l’avenir, avec des répercussions catastrophiques qui, si rien n’est fait pour y remédier, deviendront encore plus problématiques dans les prochaines années. Les événements récemment observés au Mozambique, où une anomalie a provoqué l’apparition simultanée de deux cyclones, Idai et Kenneth, en sont une bonne illustration.
Je pense que nous assistons actuellement à des actions conjointes de la part des principaux acteurs des différentes dimensions du lien – c’est-à-dire des acteurs de l’action humanitaire, de l’aide au développement et du maintien de la paix. Ces actions devraient inclure des processus mis en œuvre à l’échelle locale et par les États, mais aussi assurer une meilleure coordination au sein de la communauté des donateurs – un domaine dans lequel le RMCA peut jouer un rôle capital. Tout cela nécessite une nouvelle manière de réfléchir, une approche de travail repensée, et je pense qu’il y a un élan dans ce sens parce que nous, en tant qu’Union européenne, avec nos États membres, donnons une orientation importante. Les 2 et 3 avril 2019, nous avons organisé à Bruxelles l’événement d’envergure mondiale “Alimentation et agriculture en temps de crise”. À travers cet événement, nous voulions réunir les acteurs partageant une même vision, qui s’intéressent au RMCA et qui s’y engagent pour exprimer concrètement l’idée suivante : “Regardez, voilà ce que nous avons accompli aujourd’hui, et voici les lacunes qui subsistent. Unissons nos efforts pour combler ces lacunes et éradiquer définitivement les crises alimentaires.” Trois commissaires européens, en charge, respectivement, de la coopération au développement, de l’aide humanitaire et de la gestion des crises, ainsi que de l’agriculture, ont participé à cet événement, ainsi que la haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et vice-présidente de la Commission européenne. Cela reflète la complexité des enjeux.
Comme vous l’avez dit, le Mozambique a été frappé par deux cyclones de grande ampleur en quelques semaines. L’avenir s’annonce-t-il sombre ou y a-t-il des lueurs d’espoir ?
L’impact des chocs climatiques d’origine naturelle ou humaine variera évidemment en fonction de la situation géographique, mais les régions vulnérables seront particulièrement exposées aux risques, notamment certaines zones de l’Afrique subsaharienne. Les éléments de preuve montrent que les systèmes alimentaires sont soumis à des pressions de plus en plus fortes et que de larges couches de la population restent très fragiles. Voilà pourquoi les initiatives nouvelles et innovantes sont essentielles, à l’instar du RMCA, qui encourage une meilleure coordination et une efficacité accrue. Il est impossible de résoudre les crises alimentaires en appliquant une simple approche de type “silo” : il faut une approche axée sur les systèmes alimentaires, mais aussi sur les territoires, ce qui signifie que cette approche doit tenir compte des facteurs de fragilité liés et des dynamiques complexes, comme les migrations Sud-Sud, les migrations Sud-Nord, les tensions entre zones rurales et urbaines et les tensions liées aux questions de régime foncier et d’accès aux ressources. Si l’on n’essaye pas d’aborder ces problèmes de façon plus globale sur le plan systémique, il restera toujours des zones sensibles susceptibles de connaître des crises alimentaires à l’avenir.
Pouvez-vous nous donner des exemples d’application réussie de cette approche du point de vue du système alimentaire ?
Les crises alimentaires ne sont pas une nouveauté et il existe de nombreux exemples d’interventions menées en la matière dernièrement. Il est nécessaire d’appliquer une approche plus systémique en termes de prévisions, d’anticipation et de prévention, ainsi que pour renforcer la résilience des sociétés de façon à ce que celles-ci puissent se relever et se rétablir rapidement après avoir subi un choc. Nous pouvons contribuer à cet objectif en menant des recherches, en adaptant les systèmes alimentaires au changement climatique, en adoptant une approche plus axée sur la nutrition, en ciblant les populations les plus vulnérables et en examinant les régimes fonciers, les régimes d’assurance et les systèmes de prévision. Si le problème est mondial, les solutions doivent être mises en œuvre au niveau local et adaptées aux circonstances spécifiques. Il existe de nombreux exemples : l’Éthiopie s’est ainsi dotée d’un Programme national de filet de sécurité productif qui vise à offrir une protection sociale aux catégories de la population les plus vulnérables. À l’inverse, la République démocratique du Congo possède un potentiel agricole inexploité, mais connaît toujours des situations dramatiques et récurrentes de grave insécurité alimentaire, du fait d’une combinaison de chocs climatiques d’origine naturelle et humaine.
Pour conclure, s’il y avait un message clé que vous voudriez adresser aux gens pour les convaincre de prêter attention et de vous écouter, quel serait-il ?
Plusieurs tendances inquiétantes révèlent indéniablement un risque accru de voir apparaître des crises sans précédent. Cependant, des solutions existent et il faut continuer à les développer. L’UE veut être un leader en matière de changement, d’orientation et d’affectation des ressources et des efforts aux endroits où il convient d’accorder la priorité aux besoins. Il nous arrive de discuter longuement des thèmes de l’agriculture, des systèmes alimentaires et de la nutrition, mais nous devons absolument faire des systèmes alimentaires une priorité politique. Nous oublions parfois que l’agriculture et le développement rural sont les piliers de vastes régions et ont un rôle central à jouer pour garantir le bien-être et le développement des sociétés, en particulier dans les régions les plus vulnérables du monde, en Afrique, en Asie, en Amérique centrale et, surtout, dans les petits États insulaires. Nous voulons proposer une approche de l’élaboration des politiques qui soit fondée sur les droits humains en autonomisant les femmes et les jeunes et en créant des communautés rurales dynamiques. C’est également pour cette raison que nous promouvons les investissements privés et l’engagement du secteur privé dans l’agriculture. Ce n’est qu’en combinant des investissements du secteur public et du secteur privé que nous pourrons créer les conditions générales adéquates pour permettre aux jeunes de développer des moyens de subsistance prospères dans les zones rurales.