Quelle stratégie agricole pour l’Afrique, mais surtout pour quel type d’agriculture ? Dans le contexte de lutte contre le changement climatique, cette question se pose en des termes tranchés : d’un côté l’optimisme technophile, de l’autre la crainte d’une mainmise agro-industrielle.
Dans son rapport « Emploi et questions sociales dans le monde 2018 : une économie verte et créatrice d’emploi », rendu public le 14 mai, l’Organisation internationale du travail (OIT) estime que la réduction des émissions de gaz à effet de serre pourrait générer quatre fois plus d’emplois dans le monde qu’elle n’en détruirait. Selon l’OIT, le solde induit par la généralisation de la transition verte serait de 18 millions d’emplois d’ici à 2030. « L’action visant à limiter le réchauffement climatique à 2 °C va se traduire par suffisamment de créations d’emplois pour compenser largement les six millions de suppressions d’emploi faites ailleurs ».
Mais si les Amériques, l’Asie, la zone pacifique et l’Europe bénéficiaient dans ce contexte d’une création nette d’emplois, en revanche le Moyen-Orient et l’Afrique en perdraient, « en raison de leur dépendance à l’égard, respectivement, des énergies fossiles et des mines », précise l’OIT(1). La transition verte africaine ne va pas tant porter sur la production et la consommation d’énergie que sur les pratiques agricoles dans un premier temps. En la matière, le continent promet beaucoup, et certaines technologies peuvent l’aider.
Afrique – L’e-agriculture, c’est quoi ?
« L’Asie a fait sa révolution agricole avec une pelle et une pioche, l’Afrique va faire sa révolution agricole avec des mobiles », tel est la conviction du jeune créateur d’Afrobytes, Ammin Youssouf(2).
Des avancées pour les cultures
L’effervescence est à son comble depuis quelques années sur le thème de l’e-agriculture, c’est-à-dire tout un ensemble d’applications en matière de vulgarisation des savoirs, de prévision météorologique, de surveillance pastorale ou de vente de produits agricoles…
À titre d’illustration, la société Wefly Agri propose une solution de cartographie et de surveillance des plantations avec des drones. Les propriétaires gardent ainsi un oeil sur leurs terres, sans avoir à se déplacer, à partir d’un ordinateur ou d’un téléphone mobile. Ils peuvent aussi détecter l’apparition des maladies végétales et intervenir aussitôt.
« L’agriculture africaine doit faire mieux et produire plus. Si l’on continue avec les méthodes traditionnelles, seuls 13 % de la population pourront être nourris en 2050 » explique son directeur général, Joseph Olivier Biley. La jeune Start-up ivoirienne a déjà glané de nombreux prix, dont l’Euronema Awards, le prix de la meilleure startup africaine(3).
Les institutions internationales se mobilisent dans ce sens. La Banque mondiale a ainsi accordé un crédit de 70 millions de dollars à la Côte d’Ivoire dans le cadre d’un projet « e-agriculture » visant à améliorer l’impact du secteur de l’agriculture dans la réduction de la pauvreté(4).
Des outils pour le traitement et de la gestion de l’eau
De nouveaux systèmes décentralisés de fourniture d’électricité, par exemple par pompage solaire, facilitent les innovations en matière d’e-agriculture. Et, pour cultiver les terres, l’eau est plus que jamais vitale. C’est pourquoi les grands acteurs mondiaux du traitement et de la gestion de l’eau commencent à accompagner ce mouvement.
Car le marché est prometteur, notamment celui des solutions off-grid qui permettent de distribuer et de traiter les eaux hors réseau public. « Nous avons par exemple développé des unités de traitement d’eau potable en containers qui minimisent les besoins d’installation en électricité, et qui restent facilement intégrables dans l’environnement ; notre priorité reste de fournir des solutions fiables, robustes et adaptées aux contraintes locales, qu’il s’agissent d’accès aux réseaux électriques ou à ceux de distribution d’eau », explique Patrick Couzinet, CEO de Veolia Water Technologies Afrique, en pointe dans ce domaine.
Sans eau, pas d’agriculture en effet, mais de toute évidence, la déclinaison pure et simple des solutions technologiques occidentales ne fonctionnera pas. Pour autant, la question des technologies ne sera pas forcément la plus déterminante pour l’avenir de l’agriculture africaine.
Quid du stockage du CO2 dans les sols agricoles ?
En effet, changement de ton du côté du CCFD-Terre Solidaire (Comité catholique contre la faim et pour le développement), nettement moins « technoptimiste » : « Les sols cultivables deviennent-ils une variable d’ajustement des politiques climatiques ? », se demande le CCFD-Terre Solidaire dans un rapport publié début juin 2018, intitulé « Nos terres valent plus que du carbone ».
Pour la première ONG française de développement, dont la vocation est de s’attaquer aux causes de la faim dans le monde, le risque est de voir apparaître un nouveau mode d’accaparement des terres, les grandes entreprises agroalimentaires cherchant à compenser leurs émissions industrielles en finançant le stockage de CO2 dans les sols agricoles, y compris dans les pays du Sud.
“Le scénario à redouter est que la hausse de la population mondiale serve d’alibi à une vision productiviste qui n’a en rien résolu le problème de la malnutrition jusqu’à présent.”
Comité catholique contre la faim et pour le développement-Terre Solidaire
En effet, à la suite de la COP 23 à Berlin, fin 2017, a été créé un groupe de travail agriculture et climat et, parallèlement, ont surgi des initiatives impliquant des acteurs privés et étatiques : l’Alliance globale pour une agriculture intelligente face au climat (Global alliance for climate-smart agriculture, Gacsa), le projet « 4 pour 1000 », ou encore l’initiative pour l’Adaptation de l’agriculture africaine (AAA). Ces sujets étaient aussi au coeur des discussions de la conférence internationale annuelle de l’Onu sur le climat, la COP 24, qui s’est tenue en Pologne au mois de décembre 2019.
Pour l’ONG française CCFD-Terre Solidaire, « le scénario à redouter est que la hausse de la population mondiale serve d’alibi à une vision productiviste qui n’a en rien résolu le problème de la malnutrition jusqu’à présent. Et que, in fine, la contribution massive des sols agricoles au stockage du CO2 soit présentée comme incontournable. Ce qui signifierait un recours accru à une agro-industrie, dont on connaît les dégâts sociaux et environnementaux »(5).
Voilà un autre son de cloche sur les conséquences socio-économiques des changements climatiques sur l’agriculture. Cela pose une question : faut-il sacrifier la souveraineté alimentaire, les droits des paysans et la préservation des ressources naturelles sur l’autel de la lutte contre les dérèglements climatiques ?
Une fois encore, le problème ne sera pas tant les solutions technologiques possibles, que la volonté politique de les mettre en oeuvre dans un cadre durable pour l’Afrique.
Dr. André Martin