Le Centre technique de coopération agricole et rurale (CTA) confirme sa fermeture pour la fin 2020.

Inégalités hommes-femmes et digitalisation : tout est question de volonté

Opinion : Genre et digitalisation

 

Il est plus que nécessaire de combler l’écart entre les sexes dans le secteur de l’agriculture. Bien qu’elles représentent au moins 40 à 50 % de la population paysanne d’Afrique subsaharienne, les femmes sont désavantagées en matière d’accès à tous les outils qui contribuent à favoriser une participation équitable et la récupération des plus-values sur les marchés agricoles. Parmi ces outils figurent l’accès à des vecteurs de productivité tels que les intrants et les actifs ; des éléments permettant de tisser des liens étroits avec le marché, comme des informations sur les marchés ; la mobilité et des relations entre acheteurs ; et un environnement favorable aux femmes, notamment en matière d’infrastructures de base (droit foncier, par exemple). Cet accès inégal a de lourdes conséquences : dans l’agriculture, les femmes sont sous-représentées dans les emplois qualifiés et bien rémunérés. En outre, les ménages dirigés par une femme ont une productivité et des revenus moindres que ceux des ménages dirigés par un homme.

En théorie, les solutions digitales pour l’agriculture (D4Ag) pourraient (en offrant de meilleures informations et compétences aux femmes, en les mettant en relation avec les acheteurs, en les informant et en soutenant l’application des politiques) faciliter significativement l’accès à ces outils et finalement entraîner des retombées pour les agricultrices. Pourtant, comme le souligne Sabdiyo Dido du CTA dans son blog, nous sommes encore loin d’exploiter pleinement ce potentiel.

L’étude que nous avons réalisée récemment avec le CTA sur la digitalisation de l’agriculture africaine a révélé que seuls 25 % des utilisateurs de solutions D4Ag sont des femmes. Ces chiffres sont alarmants, d’autant plus qu‘ils ne tiennent pas compte de la qualité d’utilisation (la fréquence d’utilisation ou l’incidence sur les femmes). Actuellement, le débat se concentre principalement sur deux explications corrélées : d’une part, les femmes ne disposent pas d’un accès suffisant à des appareils et outils numériques, et, d’autre part, même si cet accès est suffisant, elles rencontrent bien plus de difficultés que les hommes en matière d’alphabétisation générale et numérique, ce qui les empêche de profiter des solutions digitales. Si la véracité et l’importance de ces deux points ne font aucun doute, je pense toutefois que notre secteur néglige un autre élément qui représente probablement un enjeu tout aussi important : la volonté explicite de se mettre au service des femmes.

La réalité, c’est que l’univers des solutions D4Ag et celui des questions hommes-femmes ne se recoupent pas suffisamment :

• Les entreprises de solutions D4Ag se concentrent principalement sur la création d’un modèle commercial efficace – ce qui, comme nous le soulignons dans notre rapport, est déjà très difficile en soi. Ces entreprises estiment que, si elles se focalisaient exclusivement sur les femmes (qui, comme indiqué précédemment, rencontrent plus de difficultés que les hommes), cela compliquerait davantage leur travail. De fait, au cours de nos entretiens, de nombreuses organisations ont tenu ce genre de propos : “Nous ne vérifions le sexe de nos utilisateurs que si les donateurs nous le demandent. Si ça ne dépendait que de nous, nous ne nous concentrerions pas du tout sur cet aspect. Ce n’est pas parce que nous ne nous préoccupons pas des femmes, c’est juste que nous devons donner la priorité aux questions économiques.”Au cours de notre recherche auprès d’environ 400 entreprises, nous avons eu beaucoup de mal à trouver des organisations qui se concentrent spécifiquement sur les femmes (à quelques exceptions près, évidemment). Nous pouvons discuter d’une meilleure conception des produits pour les femmes autant que nous le voulons, mais tant que les entreprises commerciales n’auront pas choiside se mettre au service des femmes et de les considérer comme une clientèle sérieuse à long terme, il est peu probable que des changements significatifs se produisent en matière d’accès à ces solutions.

• Les investisseurs n’incitent pas les entreprises à opérer ce changement et rares sont les donateurs qui font de l’égalité entre les sexes une priorité en termes de solutions digitales pour l’agriculture. Dans la plupart des cas, les donateurs continuent de séparer les portefeuilles alloués à l’agriculture de ceux alloués à l’égalité hommes-femmes (lorsque de tels portefeuilles existent). Et même lorsque des spécialistes de l’égalité entre les sexes travaillent avec des experts en agriculture, des intérêts contradictoires (par exemple, la validation de principe ou la recherche de gains face à une base d’utilisateurs tenant compte de l’égalité hommes-femmes) peuvent leur compliquer la tâche et les empêcher de se mettre d’accord sur des paramètres de réussite. Il s’agit là d’une occasion manquée : sans l’attention des donateurs et sans hiérarchisation des priorités, il est peu probable que les entreprises commerciales opèrent elles-mêmes ce changement.

Combler cet écart de volonté est une première étape visant à aider les femmes à embrasser les solutions digitales pour faciliter leurs activités agricoles. Nous pouvons relever ce défi et les donateurs, en particulier, ont un rôle important à jouer pour tracer la voie à suivre. Ils peuvent se mettre au service des femmes comme ils le font pour les petits exploitants agricoles – un critère important pour le financement. De même, ils peuvent contribuer à réduire le coût des activités des entreprises en augmentant le délai pour les investissements dans les organisations qui donnent la priorité aux femmes, en développant des données ventilées par sexe, en finançant des études spécifiques sur la manière dont les femmes souhaiteraient utiliser des solutions digitales en agriculture, en favorisant le recours aux vulgarisateurs en plus de solutions numériques, et en aidant les entreprises D4Ag à établir un lien entre elles et leurs partenaires locaux spécialisés dans la problématique de la parité hommes-femmes. Le fait que les solutions D4Ag en soient encore à leurs balbutiements est de bon augure. Nous avons une réelle chance de changer de cap avant que la fracture numérique ne devienne encore plus profonde et difficile à modifier.

Pour résorber cette fracture, les donateurs devront modifier leur façon de travailler sur le plan interne (par exemple, en associant, voire en intégrant, des spécialistes de l’égalité entre les sexes à des équipes d’experts agricoles chargés d’accorder des subventions) et même hiérarchiser différents paramètres et critères de réussite. Bien entendu, changer sa manière de travailler est une question de volonté, de choix et de relations humaines. Il est parfois plus difficile d’effectuer ce changement que de trouver la prochaine entreprise branchée à soutenir. Mais, après tout, ne devons-nous pas ce changement à nos agricultrices ?