Paiements numériques
Les fournisseurs de réseaux mobiles s’efforcent de créer des moyens de paiement simples, autour desquels d’autres produits comme la microfinance pourraient s’articuler. Parallèlement, des acteurs du secteur privé tentent de convaincre les agriculteurs des avantages de l’argent mobile en investissant dans l’éducation et en favorisant les processus leur permettant de le dépenser. Au cœur de ce système : la confiance des agriculteurs en des dispositifs nouveaux.
Pilier de la plupart des économies ACP, l’agriculture est souvent l’un des secteurs qui génèrent les plus importants flux de paiements. Une large part de ces flux provient des paiements reçus ou réalisés par les agriculteurs – de la part d’acheteurs de leur production et auprès de vendeurs d’intrants, de détaillants ou d’organisations locales d’enseignement, de soins de santé ou de télécommunications. Quiconque parviendra à commercialiser ces flux d’argent s’octroiera d’énormes opportunités de marché.
Les défis sont nombreux. Pour Lee Babcock, directeur mondial pour l’agriculture à la Fondation Grameen, il faut d’abord faire évoluer la finance agricole de son orientation historique sur les produits de crédit vers des paiements numériques simples entre les transformateurs ou négociants et les agriculteurs.
La plupart des petits agriculteurs ne peuvent se permettre de payer pour le développement et l’utilisation d’applications financières, contrairement aux opérateurs mobiles ou aux grandes entreprises comme Mars, Cargill et Monsanto. “Nous devons remonter plus haut dans la chaîne de valeur agricole et déterminer comment formuler une proposition intéressante pour un organisme capable d’assumer ces coûts, comme une agroentreprise”, analyse Lee Babcock. “Le coût élevé des paiements en espèces aux agriculteurs montre qu’il est clairement avantageux pour les acheteurs de numériser ces transactions.”
Selon Lee Babcock, l’argent mobile implique des problèmes de sécurité : la perte, le vol ou l’utilisation frauduleuse des téléphones, par exemple, peut avoir des conséquences dévastatrices pour un petit agriculteur ou un villageois. Néanmoins, à chaque paiement en espèces, les gros acheteurs doivent engager des agents de sécurité armés pour accompagner leur personnel jusqu’aux champs. Dans la plupart des marchés émergents, chaque retrait d’espèces de leurs propres comptes bancaires d’entreprise implique des frais.
Consciente de ces problèmes, la multinationale Cargill a lancé, début 2017, une initiative permettant de payer électroniquement, sur leurs téléphones ou portemonnaies électroniques, quelque 30 000 planteurs de cacao ghanéens, grâce à un partenariat avec les systèmes de paiement mobile E-Zwich de la Banque du Ghana, MTN Mobile Money et Tigo Mobile Money. L’objectif est d’élargir cette initiative à 100 000 exploitants.
Ceci dit, les grandes agroentreprises apprécient-elles les avantages de la numérisation des paiements ? Michael Spencer, PDG de SmartMoney, un prestataire de services d’argent mobile en Tanzanie et Ouganda, n’en est pas persuadé. L’approche ciblée des intermédiaires financiers menée par SmartMoney depuis sept ans a donné des résultats décevants, explique-t-il. Les acheteurs dépendent largement de la loyauté des agriculteurs et passent des années à instaurer une relation de confiance. Selon M. Spencer, les acheteurs craignent de bousculer ce fragile équilibre et que les agriculteurs les tiennent pour responsables, et non les prestataires du service, en cas d’échec de l’initiative. Même si les cadres supérieurs adhèrent à l’idée de numériser les paiements et que les opérateurs de terrain connaissent les dangers inhérents au transport d’espèces en zone rurale, “les intermédiaires ne veulent surtout pas d’un système de paiement électronique transparent qui révèle où va l’argent”, constate Michael Spencer.
Des opportunités commerciales pour les fournisseurs de réseaux mobiles
Malgré ces difficultés, les fournisseurs de réseaux mobiles restent à l’affût de nouvelles opportunités. Lorsque la production des agriculteurs est rémunérée vers un portemonnaie numérique, ce flux de paiements offre, saison après saison, des revenus réguliers et fiables. “C’est ce qui intéresse tant MTN, Tigo et Airtel”, s’enthousiasme Lee Babcock. “Cela représente pour eux la meilleure opportunité d’accroître leurs bénéfices. Nous devons en tirer parti.”
Connected Farmer Alliance (CFA) est un partenariat public-privé entre l’Agence des États-Unis pour le développement international USAID, l’opérateur téléphonique Vodafone et l’organisation à but non lucratif TechnoServe, qui vise à augmenter la productivité et les revenus des petits agriculteurs au Kenya, au Mozambique et en Tanzanie (voir, Un moyen de paiement mobile pour les petits agriculteurs). Il offre principalement de faciliter les paiements numériques des transformateurs aux agriculteurs par le biais de la plateforme de paiement mobile M-Pesa.
Au Kenya, cela passe par la filiale de Vodafone, Safaricom, qui vient d’associer les multinationales Unileveret Diageo à l’initiative. Son démarrage formel est imminent, annonce Frederick Kiio, chef des opérations commerciales de Safaricom. Cette initiative s’ajoute aux quelque 19 agroentreprises, dont Kenya Nut Company, Sirikwa Dairies, Tarakwa Dairies et Meru Greens, qui ont déjà recours à CFA pour payer 69 000 agriculteurs kényans actifs, pour les abonner et pour communiquer avec eux par SMS. Selon M. Kiio, même Brookside Dairy, qui contrôle près de 70 % de l’industrie du traitement du lait au Kenya et n’est pas membre de Safaricom, encourage tous ses fournisseurs à s’abonner à CFA.
L’initiative CFA donne aux acheteurs de produits agricoles – qui paient pour le service – une meilleure idée des quantités de produits collectées quotidiennement. Ceci leur permet de planifier en conséquence et de renforcer la loyauté et la confiance des agriculteurs, explique M. Kiio. Les transformateurs, comme les laiteries, peuvent également utiliser le système pour déterminer la solvabilité des agriculteurs et fixer les prêts pour l’achat d’intrants en fonction des volumes de lait qu’ils produisent. Les opérateurs de réseaux mobiles peuvent constituer un maillon essentiel entre les agriculteurs, les intermédiaires financiers et les organismes de financement, conclut M. Kiio. Celui-ci reconnaît toutefois que Safaricom doit veiller à ce que les centres ruraux de stockage disposent au moins d’une couverture 3G stable, ce qui n’est pas toujours le cas en milieu rural.
Instaurer la confiance chez les agriculteurs
Pour les agriculteurs, les avantages du paiement électronique continuent de faire débat, sauf si, comme avec SmartMoney, l’offre comprend un solide volet d’épargne.
Bext Holdings, une entreprise basée à Denver, aux États-Unis, est une nouvelle start-up dont le concept technologique vise à aider les agriculteurs à se faire payer plus rapidement pour leurs produits. Son premier produit, bext360, associe un robot mobile – une borne numérique – qui utilise le triage optique pour classer les cerises de café au point de vente, et une application mobile permettant aux agriculteurs de négocier un prix équitable. Les producteurs sont ensuite payés directement sur leurs téléphones portables. Selon le PDG Daniel Jones, en plus d’accélérer les paiements aux agriculteurs, cette technologie pourrait les aider à exiger un meilleur prix pour leurs récoltes. Par ailleurs, la blockchain, une technologie de stockage et de transmission d’informations, garantit une traçabilité accrue en enregistrant l’origine des fèves et l’identité de leur acheteur.
Bext a déjà testé cette technologie au Mexique, dans des plantations de café, et prévoit des essais de plus grande ampleur en Californie, courant 2017. L’entreprise est déjà en contact avec des institutions financières de la République du Congo et du Rwanda. Des pourparlers sont en cours avec des investisseurs intéressés par le lancement du système en Colombie.
Créer un produit s’avère toutefois plus aisé que de convaincre les agriculteurs des avantages de son usage. Pour Kristian Schach Møller, PDG d’Agricultural Commodity Exchange for Africa au Malawi, si les agriculteurs avaient accès à des solutions viables de paiement numérique, un obstacle majeur à leur intégration dans les systèmes de financement structuré, tels que les récépissés d’entrepôt, serait levé.
Afin que la numérisation des paiements transforme l’agriculture, il est d’abord nécessaire de mettre en place des infrastructures de base. Selon M. Schach Møller, le nombre insuffisant d’agents offrant des services d’argent mobile dans de nombreuses zones rurales d’Afrique rend le retrait difficile et coûteux pour les agriculteurs payés numériquement. Au Malawi, cette opération est pratiquement impossible. Au lieu de convertir l’argent numérique en espèces, il faudrait que les agriculteurs s’en servent pour payer numériquement leurs achats dans les magasins ou investissent dans des produits d’épargne. Au-delà des infrastructures, ajoute M. Schach Møller, "c’est tout un état d’esprit qu’il faut changer".
En effet, précise, M. Spencer de SmartMoney, “la solution dépend avant tout de la confiance des agriculteurs”. La plupart d’entre eux n’ont que faire des services traditionnels de transfert d’argent, ils refusent de payer des frais de retrait élevés et d’interrompre leur travail pour chercher des agents capables de leur donner leur argent en espèces. “Pour les agriculteurs, tout cela représente des coûts importants et des inconvénients”, poursuit M. Spencer.
SmartMoney a donc fait évoluer son offre d’une solution de paiement pour la chaîne de valeur agricole à un modèle écosystémique plus large, permettant aux agriculteurs et aux habitants des zones rurales de Tanzanie et d’Ouganda de constituer une épargne et d’utiliser des fonds numériques pour toute une gamme de biens et services : l’achat d’aliments et d’intrants, le règlement des frais de scolarité de leurs enfants et même l’offre de dons aux églises. “Nous avons constaté qu’à moins que des commerçants acceptent l’argent électronique comme paiement et pour les retraits et les dépôts, et qu’ils soient suffisamment nombreux pour que ce moyen de paiement ressemble plus à un système de carte de crédit qu’à un système de transfert d’argent, il sera impossible de persuader les agriculteurs que tout cela est utile”, explique M. Spencer.
SmartMoney a développé une approche ciblée, district par district, pour convaincre les communautés. Pour chaque district ciblé, la première année est consacrée à la mise en place d’un service pas seulement technologique. Selon M. Spencer, “il s’agit d’atteindre un nombre suffisant de commerçants qui acceptent de prendre notre argent électronique comme mode de paiement pour des biens et services et aussi de servir de caisses pour les dépôts et retraits”. SmartMoney parvient désormais à ouvrir environ 700 nouveaux comptes par district en une journée. Un rythme qui devrait être maintenu lorsque de nouvelles équipes seront recrutées et formées.
La deuxième année est axée sur les recettes, que SmartMoney cherche essentiellement à obtenir d’une clientèle institutionnelle telle que les écoles, les églises, les agroentreprises et les ONG, qui s’acquittent de frais pour effectuer ou recevoir des paiements.
Bien que les flux de paiement des agriculteurs vers les églises et les écoles ne soient jamais aussi importants que ceux des intermédiaires financiers vers les agriculteurs, le grand nombre d’institutions de ce type en milieu rural signifie qu’elles représentent, pour SmartMoney, de plus gros volumes de paiements à exploiter.
Un autre avantage majeur du ciblage de ces institutions est que leurs responsables servent de filtres ou de gardiens des communautés, les populations rurales recherchant souvent l’approbation des enseignants, par exemple, avant d’adopter une nouveauté. “Lorsque nous ciblons une école ou une église susceptible de devenir un client générateur de revenus, nous avons aussi l’objectif d’en faire un instaurateur de confiance”, détaille M. Spencer. S’ensuit un processus d’éducation, qui explique aux communautés le fonctionnement de l’épargne et ses avantages par rapport à l’emprunt, et comment même ceux qui estiment leurs revenus insuffisants peuvent épargner.
En Afrique, les cas d’emprunt qui se sont soldés par des catastrophes sont nombreux : le non-remboursement peut entraîner la perte d’une ferme ou un emprisonnement. Cela entretient le scepticisme autour des formes d’argent mobile comportant un volet de prêt. “L’inclusion financière est une affaire d’éducation”, affirme M. Spencer.
Lorsque le terrain a été préparé et qu’une voie a été ouverte pour le transfert de valeurs, de vastes opportunités se présentent pour une plus large utilisation des paiements numériques, soutient Lee Babcock. Les institutions de microfinance, par exemple, peuvent utiliser les paiements numériques pour l’octroi de prêts destinés à l’achat d’intrants, d’équipements ou de bétail, ainsi que pour la réception de paiements. Quant aux agriculteurs, ils peuvent utiliser le même portemonnaie mobile pour des achats cruciaux tels que l’énergie solaire prépayée. Lee Babcock conclut : “Une fois la voie ouverte, c’est incroyable tout ce qu’il est possible de faire.”
Favoriser un écosystème plus large
La numérisation des paiements des acheteurs aux agriculteurs peut fonctionner, à condition de créer un écosystème plus large pour garantir qu’elle bénéficie aux agriculteurs, affirme Buddy Buruku, de l’équipe des marchés inclusifs du Groupe consultatif pour l’assistance aux pauvres (CGAP). “Pour qu’un projet de numérisation valorise la production des agriculteurs et emporte leur adhésion, il doit d’abord repérer leurs difficultés, non seulement avec l’argent mobile, mais plus généralement dans leurs finances, puis intégrer de nouveaux prestataires de services financiers qui résolvent ces problèmes et incitent les agriculteurs à passer aux transactions numériques”, explique Mme Buruku. Selon elle, le paiement numérique des producteurs est clairement intéressant pour les transformateurs qui anticipent les économies importantes que cette évolution favorisera. “Pourquoi les agriculteurs voudraient l’adopter est une tout autre question”, ajoute-t-elle.
Le CGAP s’efforce de résoudre ce problème grâce à un projet en cours avec l’agroentreprise mondiale Olam, qui souhaite numériser ses paiements aux agriculteurs au Ghana et peut-être en Côte d’Ivoire, au Mozambique, en Ouganda et en Tanzanie. Dans le cadre de ce travail, qui en est encore aux premiers stades, une étude du coût du paiement en espèces a été réalisée pour démontrer l’intérêt de la numérisation des paiements aux petits agriculteurs. L’objectif de cette étude est de repérer les postes de dépenses des agriculteurs (par exemple auprès des fournisseurs d’intrants, des écoles, des hôpitaux et des supermarchés) et de chercher comment numériser ces transactions. L’étude essaiera aussi d’identifier les autres exigences des agriculteurs d’Olam en matière de services financiers, comme l’épargne ou le crédit, pour permettre l’intégration de partenaires capables de répondre à ces besoins. Selon Mme Buruku, un grand nombre d’agriculteurs sont déjà inscrits dans le système d’Olam, qui comprend aussi des données – relatives par exemple aux transactions avec des producteurs – qui peuvent être exploitées.