La création en 2015 du plus grand marché libre d’Afrique, la Zone de libre-échange tripartite (ZLET), fait naître de grands espoirs pour le commerce agricole régional. Pourtant, dans tous les pays ACP, la politique commerciale régionale tarde à être mise en œuvre, et plus encore à susciter l’essor des échanges.
Alors qu’en Europe, les exportations se font pour 70 % entre les pays de la région et que, dans l’Asie en développement, ce chiffre s’élève encore à 50 %, le commerce régional représente seulement 11 % en Afrique, 20 % en Amérique latine et aux Caraïbes, moins de 4 % dans les pays insulaires d’Océanie.
Au- delà des accords, beaucoup reste à faire, à commencer par un engagement réel auprès des agro-entreprises, au service de leurs besoins. La ZLET, convenue à Charm el-Cheikh en juin 2015, a été lancée simultanément au Sommet de l’Union africaine à Johannesburg. Ce double coup d’envoi était particulièrement bienvenu, puisque l’Égypte et l’Afrique du Sud représentent les limites nord et sud de la zone, dont elles sont les deux économies les plus puissantes. La ZLET regroupera les trois plus grandes communautés économiques du continent – la Communauté de l’Afrique de l’Est (CAE), la Communauté de développement de l’Afrique australe (CDAA) et le Marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA) – en un marché intégré de 600 millions de personnes, représentant une production de mille milliards d’euros. Ses architectes espèrent que la ZLET portera le commerce intra-régional à 30 % des exportations africaines (contre 11 % actuellement). Toutefois, 26 parlements africains doivent encore approuver l’accord, et ces prévisions prometteuses ne suffiront peut-être pas à emporter leur adhésion. Outre deux pays parmi les plus riches d’Afrique, la zone ZLET englobe aussi quelques-uns des plus pauvres : les petites économies locales, qui ont peu à exporter, pourraient ne pas être très enclines à s’ouvrir davantage à la concurrence.
Au Sommet de Johannesburg, les chefs d’État de l’UA ont aussi entamé d’ambitieuses négociations visant à mettre en place une zone de libre-échange continentale. Celle-ci devrait voir le jour dans seulement deux ans, bien qu’elle regroupe deux fois plus de pays que la ZLET. Selon la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique, un accord de ce type accélérerait la crois- sance du commerce intra-régional de 52 % en quelques années – à condition d’être soutenu, point capital, par une amélioration des infrastructures et la levée d’autres obstacles aux échanges.
Unis sur le papier
Dans les Caraïbes, le libre-échange intra-régional existe déjà au sein du marché commun de la CARICOM, prolongement de l’Association de libre-échange des Caraïbes, créée dans les années 1960. Dans le Pacifique, après l’accord passé dans les années 1990 entre les îles Fidji, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, les îles Salomon et le Vanuatu, un traité de libre-échange plus large, l’Accord commercial des pays insulaires du Pacifique, a été signé par 14 États en 2001. Néanmoins, seuls six des pays signataires se sont jusqu’à présent montrés prêts à échanger dans ce cadre, aussi l’impact du traité reste-t-il difficile à percevoir.
Dans les 14 blocs commerciaux d’Afrique, qui se chevauchent et dont certains ont plus d’un siècle d’existence, on constate une même apathie dans la mise en œuvre. L’Union douanière d’Afrique australe, toujours en vigueur, est la communauté économique la plus ancienne. À l’heure actuelle, c’est la CAE qui semble à la pointe de l’intégration régionale. Depuis sa renaissance en 2000, elle s’est rapidement efforcée de mettre en place un marché commun (opérationnel aujourd’hui), une union monétaire (en passe d’aboutir) et même une fédération à part entière (dont la concrétisation est sans doute plus lointaine). L’un de ses membres, le Rwanda, s’approvisionne ainsi dans la région pour 60 % de ses importations alimentaires.
Néanmoins, même dans les régions théoriquement intégrées, de nombreux obstacles entravent l’application réelle des accords. Les États s’inquiètent de devoir abandonner leur souveraineté ainsi que des sources de revenus, sont écartelés entre leurs appartenances à plusieurs groupes (la plupart des pays africains sont membres d’au moins deux blocs commerciaux) et se rendent de plus en plus compte que le libre-échange peut produire des perdants aussi bien que des gagnants. Dans le même temps, le commerce agricole – pour l’essentiel informel et à petite échelle – rencontre de nombreux obstacles. Les différences entre les normes de qualité et les politiques commerciales demeurent importantes ; la traversée des frontières et le dédouanement restent lents et périlleux ; enfin, les niveaux de production des produits agricoles demandés ne correspondent pas nécessairement aux exigences du marché.
Les échanges régionaux ne se mettront en place que si les pays cultivent les produits dont leurs voisins ont besoin et s’intéressent aux denrées que ceux-ci produisent. C’est un véritable défi dans le Pacifique, où les îles cultivent toutes un même ensemble restreint de produits agricoles et importent le reste de pays plus lointains. Les mêmes limites s’observent en Afrique, où les exportations se concentrent sur un petit nombre de produits.
Des agro-entreprises à caractère régional
Dans l’ensemble des pays ACP, les entreprises et les initiatives visant à dynamiser les marchés sont légion et ouvrent des perspectives d’exploitation de niches régionales. Les agro-entreprises joueront un rôle déterminant pour façonner les marchés. Étant donné le caractère restreint des échanges régionaux à l’heure actuelle et le nombre de marchés de niches minuscules restant à occuper, c’est un secteur où l’investissement ciblé peut donner d’excellents résultats.
Par exemple, le Fonds africain pour le commerce a alloué en mars 2015 une enveloppe de 1,25 million d’euros à des projets de développement commerciaux dont les premiers concerneront le miel en Zambie et la noix de cajou dans plusieurs autres pays. Le fonds a choisi ces produits pour les perspectives qu’ils offrent sur les chaînes de valeur mondiales, mais aussi pour leur potentiel commercial en Afrique même. En fait, sucre, mélasses et miel représentent ensemble la part la plus importante du commerce alimentaire intra-africain. Ces capitaux aideront les producteurs et les négociants zambiens à évoluer du miel en vrac au miel de table, soit une promesse de valeur ajoutée au sein de la ZLET.
Aux îles Fidji, les nouvelles agro-entreprises s’emploient elles aussi à exporter la production nationale vers les pays voisins. Kaiming Agro Processing Ltd, spécialisée dans l’exportation de produits transformés du gingembre vers l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis (voir reportage pages 18-19), expédie également des racines vers d’autres pays insulaires du Pacifique. Rotuma Export Marketing Company (REMCOL), mise en place par le Premier ministre des Fidji pour exporter le taro, la patate douce et le manioc de Rotuma vers les îles de Tuvalu, relativement proches, est engagée dans un projet similaire. En mai 2015, REMCOL a acheminé sa première cargaison depuis la rupture en 2011 de l’accord bilatéral précédent, suscitant ainsi l’espoir d’une reprise durable des échanges commerciaux.
Les producteurs du Pacifique pourraient aussi accroître leurs échanges commerciaux en exploitant les marchés liés au tourisme. La part du tourisme dans le PIB des îles du Pacifique augmente d’environ 3,5 % par an, mais ce secteur très demandeur importe encore jusqu’à 80 % des aliments qu’il consomme. Le CTA, l’Organisation du secteur privé des Îles du Pacifique et le Secrétariat de la Communauté du Pacifique (SPC) ont organisé en juillet dernier, à Nadi, dans les îles Fidji, un premier forum de l’industrie agroalimentaire sur le thème Relier l’agroalimentaire et les marchés du tourisme, dans la perspective d’inverser cette tendance. L’entreprise Fiji Crab offre un bel exemple de réussite en la matière, puisqu’en quatre ans elle est parvenue à fournir 2 000 crabes par mois aux hôtels et restaurants fidjiens et recherche d’autres clients dans la région.
Ces succès pourraient se multiplier si les secteurs se rapprochaient. “Dans bien des cas, les problèmes que nous rencontrons se résoudraient par une meilleure communication entre acheteurs et vendeurs de l’agriculture et du tourisme”, estime Ken Cokanasiga, directeur adjoint de la division Ressources terrestres du SPC. Qui plus est, l’enjeu va bien au-delà du tourisme : “La promotion d’aliments locaux met en valeur des choix alimentaires sains et intensifie le commerce régional.”
Routes, voies ferrées et poignées de main
En Afrique, les contrôles frontaliers, les barrages routiers et l’état même des routes freinent le commerce régional. Une étude de 2005 a montré que les huit pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine – déjà bien intégrés et partageant une monnaie commune – pourraient tripler leurs échanges mutuels en dotant d’un revêtement toutes les routes qui les relient. Le chemin de fer est une autre option possible. Il est encourageant de constater que le Bénin et le Niger ont récemment conclu un accord d’un milliard d’euros portant sur la construction d’un réseau ferroviaire de 2 800 km qui les reliera en passant par la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso.
Les enseignements tirés des expériences récentes de commerce agricole en Afrique, dans les Caraïbes et dans le Pacifique montrent que développer le commerce régional n’est pas nécessairement moins coûteux, plus rapide ou plus sûr que s’implanter sur les marchés internationaux. Le succès est au rendez-vous quand il existe une solide coordination – entre tous les pays de la région, entre l’agriculture, le commerce et le tourisme ainsi qu’entre les négociateurs des accords et le secteur public. Les agro-entreprises souhaitant s’orienter vers le commerce régional doivent participer à la coordination, mais il est indispensable de mettre en place des facilités de crédit et des aides financières à la production et au transport des marchandises.
Les grandes zones d’échange regroupant des économies très diverses, comme la ZLET, se heurteront vraisemblablement à l’opposition des petites économies moins développées, à moins que les partenaires les plus riches ne s’engagent financièrement à développer les indispensables infrastructures régionales. Il est par exemple évident que l’Afrique du Sud, avec sa forte capacité productive, sera la première à bénéficier de l’accord. Il faudrait qu’une partie de ses bénéfices serve à renforcer les capacités d’autres pays afin que la région puisse prospérer dans son ensemble.