L’incubation des petites entreprises s’impose comme une approche efficace pour la modernisation de l’agriculture dans les pays ACP. Soutien à la création d’activités innovantes ou à la professionnalisation d’activités informelles, elle est certainement un chaînon important pour améliorer les chaînes de valeur agricoles.
Les activités incubées couvrent un large spectre du secteur agricole : de la production de semences à la transformation des produits en passant par le développement d’applications mobiles pour accéder aux services de conseil et de crédit, autant d’activités stratégiques dans le développement des filières.
Par rapport à d’autres formes d’accompagnement à la création d’entreprises, l’incubation fait en général référence à la dimension innovante de l’activité pour le secteur. Selon Rémi Kahane, du Cirad, “elle s’inscrit aujourd’hui dans un mouvement plus large de développement des partenariats public-privé” : à savoir la mise en place d’un écosystème multi-acteurs pour booster l’innovation, l’entrepreneuriat et la valorisation des résultats de la recherche publique à travers des partenariats avec le secteur privé, en favorisant la création d’entreprises tournées vers l’application d’un résultat de la recherche. Outre l’innovation, un moteur de l’incubation est la création d’emplois dans un secteur clé, le secteur agricole embauchant plus de la moitié des actifs dans de nombreux pays ACP. Les petites et moyennes entreprises (PME) sont en effet davantage pourvoyeuses d’emplois que les grandes industries. Le développement d’un tissu de PME dans les filières agricoles est garant d’une meilleure distribution des ressources, jusqu’à assurer un rôle dans la substitution aux importations, comme le revendiquent certains programmes.
Typologie des incubateurs
L’incubation repose sur le constat que les entreprises ont plus de chances de faire faillite au cours des premières années de leur vie. Un accompagnement et un soutien stratégique peuvent permettre de passer ce premier cap difficile. Mais, dans les pays en développement, l’incubation répond aussi à la difficulté d’accéder aux informations et aux services. Dans de nombreux pays, les ressources manquent, que ce soit en matière d’infrastructures, de conseil, de mise en réseau ou de financement.
L’incubateur offre ainsi un accès facilité à un ensemble de services parmi lesquels des locaux, des équipements et des technologies, des contacts de clients et des fournisseurs, des services financiers, du conseil technique et stratégique, un réseau de professionnels... La communauté d’incubation permet également une bonne circulation de l’information entre les personnes incubées. Plus dans le détail, l’appui proposé par les incubateurs dépend du type d’entreprises qu’ils ciblent. Face à la diversité des pratiques, on peut dresser une typologie des incubateurs : mixtes, technologiques, adossés à des universités et/ou des centres de recherche, spécialisés dans le secteur agricole, voire dans une filière. Sachant que ces catégories ne s’excluent pas. Certains incubateurs couvrent l’ensemble des activités agricoles, avec comme objectif de contribuer au développement économique de l’ensemble du secteur, comme AgroPME au Cameroun. D’autres ont fait le choix de se spécialiser dans des filières agricoles. Par exemple, chaque centre d’incubation d’UniBRAIN (Universities, Business and Research in Agricultural Innovation, cf. Point de vue) se consacre à un produit clé : l’élevage au Ghana ; le sorgho en tant qu’aliment et matière première au Kenya ; les produits forestiers non ligneux au Mali ; la banane et le café en Ouganda ; et les fruits et légumes en Zambie. La spécialisation par filière garantit une bonne connaissance de l’environnement économique et réglementaire car un des enjeux est bien l’insertion dans l’économie nationale ou régionale. “En se concentrant sur une seule production, l’incubateur est capable d’exploiter les opportunités de création d’entreprises tout au long de la filière sans trop disperser les moyens investis”, précise Mary Njeri, responsable de la communication d’UniBRAIN.
De nombreux incubateurs sont adossés à des organismes de recherche ou des universités, voire accueillis directement au sein de ces instituts. L’objectif est de combler le fossé entre une recherche appliquée et sa commercialisation. Six incubateurs ont par exemple été mis en place à travers l’initiative UniBRAIN, du Forum pour la recherche agricole en Afrique (FARA), grâce à la création de consortiums associant des centres de recherche et le secteur privé. Ces passerelles ont permis la commercialisation d’une cinquantaine de technologies dans les cinq pays concernés (Ghana, Kenya, Mali, Ouganda et Zambie), en particulier dans la production de semences. “Les partenariats bénéficient aussi bien aux universités qu’au secteur de la recherche et de l’agrobusiness, tout en améliorant l’enseignement de l’agrobusiness afin de former de futurs entrepreneurs diplômés directement opérationnels”, indique-t-on au FARA. L’enjeu pour les universités est en effet aussi de mieux professionnaliser leurs étudiants, les incubateurs jouant le rôle de tremplin vers la vie active.
Les TIC au service de l’agriculture
À l’instar des incubateurs créés dans le sillage du programme InfoDev de la Banque mondiale, de nombreux centres d’incubation d’entreprises sont spécifiquement tournés vers les jeunes entreprises technologiques. “Nous travaillons dans n’importe quel domaine du moment que les activités sont liées aux nouvelles technologies”, insiste par exemple Richard Zulu de Outbox, incubateur dédié aux nouvelles technologies en Ouganda. Outbox a des homologues dans tous les pays ACP : Buni en Tanzanie, TMIL dans les Caraïbes…
Combinant TIC et agriculture, certains incubateurs et réseaux remettent ce secteur au goût du jour et attirent aussi les plus jeunes, comme AgriProFocus au Kenya. Ce réseau met en avant son carnet d’adresses de 1 000 professionnels dans le secteur agricole. Évoluant dans la société de l’information, la mise en réseau est souvent un des axes majeurs des incubateurs TIC qui proposent des rencontres thématiques et des plateformes en ligne.
Appliquées à l’agriculture, les TIC permettent le développement d’applications utiles à la gestion agricole. Les hackathons régionaux AgriHack, à l’initiative du CTA, ont permis de primer plusieurs projets emblématiques de l’intérêt des nouvelles technologies connectées pour le secteur. Avec l’application CropGuard, par exemple, les agriculteurs peuvent effectuer des recherches dans une base de données pour diagnostiquer eux-mêmes les ravageurs des cultures, mais ils peuvent aussi envoyer des photographies à des conseillers agricoles afin de recevoir une aide technique rapide et ciblée. “Nous sommes en train de mettre en place un canal de communication en temps réel”, explique Troy Weekes. Avec Mortimer Seale, tous deux originaires de la Barbade, ils ont développé cette application qui a été primée lors du concours régional AgriHack Talent aux Caraïbes, en octobre 2014.
Autre vainqueur d’un hackathon régional, organisé au Rwanda en 2013 cette fois, c’est l’application MOBIS (Mobile Banking and Information Software) qui permet aux petits producteurs agricoles de gérer leur épargne. Avec un simple téléphone mobile, ils peuvent gérer leur argent, demander un prêt, le rembourser et effectuer le suivi de leurs transactions. L'application est utilisée en collaboration avec les coopératives d’épargne et de crédit. MOBIS (alors dénommé Ensibuuko) a bénéficié de l’incubateur Outbox, dont il fut un des membres les plus prometteurs… qui a tenu ses promesses.
Accompagner les femmes
Les jeunes sont souvent au cœur des dispositifs d’incubation, les jeunes diplômés étant des relais évidents de l’innovation. Mais il y a également des enjeux en termes d’emplois, alors que plus de 60 % des jeunes sont au chômage dans de nombreux pays ACP. Un autre public ciblé dans l’appui au développement est celui des femmes. Elles ont une place privilégiée dans certains dispositifs d’incubation, en particulier dans la professionnalisation d’activités informelles. En milieu rural, elles sont en effet très nombreuses à gérer leur propre entreprise, mais ces activités souvent informelles et de taille réduite sont mal reconnues. Elles doivent affronter un grand nombre d’obstacles à la reconnaissance de leur travail, liés notamment à l’absence de droit sur l’accès au foncier ou à la représentation au sein des organes décisionnels. L’incubation peut répondre à leurs difficultés à intégrer de nouveaux marchés et contribuer à faire croître leur entreprise. À Maurice, l’incubateur du Food and Agricultural Research and Extension Institute (FAREI) est ainsi destiné aux petites entreprises de transformations de produits agricoles créées par des femmes et des jeunes. Financée par l’État, l’incubation comporte six mois de formation à l’agro-entrepreneuriat et la création d’une entreprise. “Un soutien public pour aider à passer les premières années de l’entreprise est aussi un bon investissement pour l’économie locale”, souligne Rodolphe Carlier, économiste au sein de l’ONG française GRET.
La viabilité économique, un obstacle
Il existe encore trop peu d’études à l’échelle nationale ou régionale pour tirer un bilan de l’incubation. Une étude réalisée dans le cadre du programme InfoDev pointe néanmoins que, en dépit de la grande diversité qui les caractérise, les incubateurs font face à des obstacles similaires, en particulier en termes de viabilité économique. Les clients, les organisations gouvernementales et les bailleurs de fonds constituent les principaux contributeurs financiers. Peu d’incubateurs reçoivent en effet des financements d’investisseurs privés. Si certains s’efforcent de sécuriser leur revenu en triant les projets solvables, d’autres se rapprochent de fondations, d’universités ou d’autres institutions publiques pouvant assurer des soutiens financiers ou la mise à disposition d’espace ou d’expertise à titre gratuit.
Néanmoins, l’intérêt grandissant des organisations internationales pour les partenariats public-privé favorise l’incubation, explique Rémi Kahane, également directeur adjoint de la Plateforme pour des partenariats Afrique-Europe en recherche agricole pour le développement (Paepard) qui appuie, entre autres, via des appels à consortiums, la mise en place d’incubateurs.