L’agriculture fondée sur les données, “Data4Ag”
Agréger les données localisées et spécifiques sur la production de chaque exploitation aide les entreprises à apporter des conseils sur mesure aux petits agriculteurs, mais comment ces données peuvent-elles être collectées et gérées en toute sécurité au bénéficice des exploitants en milieu rural ?
Pour induire la transformation agricole et améliorer les systèmes alimentaires, les gouvernements du monde entier et leurs partenaires recueillent, depuis des décennies, des données sur les agriculteurs. Plus récemment, des agroentreprises, des opérateurs de réseaux mobiles et des fournisseurs de services financiers s’y sont lancés pour comprendre les besoins des agriculteurs en termes d’intrants, de services, de débouchés et de finance. Le secteur des données agricoles est donc en pleine croissance. Il génère de fortes attentes et attire les investissements dans le big data, la technologie de la blockchain, l’agriculture de précision et l’e-vulgarisation.
L’agriculture fondée sur les données ou “Data4Ag” devrait accroître la production et la productivité agricoles, aider les agriculteurs à s’adapter et réduire les effets du changement climatique, comme améliorer l’utilisation des ressources naturelles. Cependant, pour que les petits agriculteurs profitent réellement de la révolution des données et de l’open data, ils doivent avoir accès à des informations qu’ils puissent comprendre grâce à des services ciblés et spécifiques à leur situation individuelle.
Pour que les fournisseurs puissent apporter ces services personnalisés au moment opportun, innovations et initiatives se multiplient afin de recueillir des données sur les agriculteurs et leurs productions, comme leur nom, leur âge, leur sexe, leur localisation, les cultures, les niveaux de production et des informations financières, dans le but de dresser le profil des petits exploitants. La manière dont les données sont agrégées, stockées, analysées et utilisées au moyen de technologies numériques avancées peut déterminer la capacité du développement agricole à mettre fin à la pauvreté et à la famine des populations rurales, et à quelle échéance.
Gérer les membres de coopératives
En Afrique, les coopératives et les organisations paysannes (OP) sont les mieux placées pour créer et mettre à jour les profils d’agriculteurs, car plus de 40 % des agriculteurs appartiennent à une coopérative. Selon Stéphane Boyera, PDG de SBC4D (société de conseil française dans le secteur ICT4D), “ces profils, en plus de permettre des services spécialisés pour les agriculteurs, peuvent également être utiles à d’autres parties prenantes, comme les coopératives et les OP elles-mêmes”.
Dans huit pays d’Afrique et de la zone Pacifique, le CTA a collaboré avec différentes structures pour recueillir les informations liées aux profils des agriculteurs : la Confédération des syndicats agricoles d'Afrique australe, la Fédératon des agriculteurs de l’Afrique de l’Est (EAFF), une association de planteurs de thé en Ouganda (Igara Growers Tea Factory Ltd), l’Union nationale des producteurs de café et Agriterra. Il s’agit d’aider les OP locales à améliorer la cartographie de leurs membres pour améliorer leur gestion. Les informations recueillies sont importées sur les diverses plateformes de stockage numérique des OP, qui analysent les données après avoir reçu une formation en gestion de données organisée par le CTA. “Grâce à cette expérience de profilage des agriculteurs, nous avons pu cartographier les points de collecte de feuilles de thé et la provenance de nos cultivateurs. Nous allons exploiter ces données pour regrouper les agriculteurs autour de centres de collecte de feuilles pour améliorer la gestion de nos adhérents”, déclare Onesimus Matsiko, directeur général d’Igara Growers Tea Factory Ltd, qui a réalisé ce travail avec le CTA sur la période 2017-2018 (voir le rapport Cartographier les plantations de thé pour augmenter les revenus des planteurs). Chris Addison, coordinateur du projet Data4Ag du CTA, souligne que « la révolution numérique de l’agriculture se construit sur de nouvelles opportunités pour la collecte et le partage des données. Les entreprises gérées par des agriculteurs et les coopératives sont les mieux placées pour apporter tous ses bénéfices aux petits exploitants ». Les données peuvent faciliter l’accès aux crédits, à des intrants ciblés et à des conseils adaptés, ainsi qu’améliorer la logistique comme l’accès aux marchés.
Women in Business Development Incorporated (WIBDI), une ONG des Îles Samoa, tire aussi profit du stockage et de la gestion des données. Depuis 2016, WIBDI organise en effet une formation pour les jeunes dans son académie Organic Farm-to-Table, à Apia, la capitale, sur les pratiques de l’agriculture bio, l’organisation et les aspects économiques. Néanmoins, au démarrage, WIBDI peinait à suivre les progrès des étudiants. Avec l’appui du CTA, l’ONG a donc développé un outil en ligne pour améliorer ce suivi. “Nous mettons à présent sous forme numérique des informations auparavant enregistrées manuellement”, déclare Faumuina Felolini Maria Tafuna’I, chef de projet chez WIBDI. “Grâce au logiciel que nous avons développé, l’Académie gère mieux les informations sur les étudiants.” (Voir le rapport Connaître les agriculteurs pour mieux répondre à la demande des marchés.)
Services de crédit sur le cloud
Les OP facilitent l’accès de leurs membres à de nouveaux marchés, à des acheteurs et à des financeurs grâce à la disponibilité et à la gestion des informations sur les agriculteurs. Ces derniers peuvent ainsi vendre plus et améliorer leurs revenus. C’est le cas des utilisateurs de eGranary (Grenier électronique). Créée par la start-up kényane Intelipro, cette application mobile utilise les données sur les exploitations pour générer automatiquement des profils de risque des agriculteurs. Les fournisseurs de crédit s’en servent pour déterminer divers paramètres de microfinance. Déployé par l’EAFF, qui regroupe environ 20 millions d’agriculteurs dans cette région, le système s’appuie sur la technologie USSD. Comparable aux SMS, cette technologie sert de plateforme entre des téléphones portables et le logiciel informatique d’un fournisseur de services pour envoyer et recevoir des messages écrits. Les agriculteurs enregistrent les données de leur production, comme la taille de leur exploitation, les variétés cultivées et le salaire de leurs travailleurs. L’application calcule ensuite les intrants qui leur sont nécessaires pour maximiser leur rendement, comme des semences et des engrais de qualité, et ceux-ci leur deviennent accessibles grâce aux prêts octroyés par le fournisseur de crédit.
Alors qu’elle n’a qu’un an, la plateforme compte 25 000 utilisateurs et les demandeurs ont déjà reçu 130 000 euros de crédit. Pour la fondatrice d’eGranary, Leonida Mutuku (28 ans), “la version actuelle du produit épaule les agriculteurs sur des services financiers, mais nous voulons les aider à améliorer leur productivité grâce aux données que nous agrégeons. La prochaine étape consiste à leur fournir des renseignements pour faire progresser leurs exploitations”.
En Ouganda, le projet Service d’information ICT4Ag axé vers le marché et appartenant aux utilisateurs (MUIIS) du CTA exploite des données de satellites pour aider les agriculteurs à accroître leur productivité et leur rendement. Le projet a recensé 200 fournisseurs de services pour profiler les agriculteurs et les encourager à s’affilier à un service SMS de conseils agronomiques, d’alertes météorologiques et un service d’assurance indexée. Ciblé sur les services de vulgarisation et de conseil pour les producteurs de maïs, de haricots, de sésame et de soja, notamment, le projet affiche des objectifs ambitieux : accroître d’au moins 25 % le rendement et d’au moins 20 % le revenu de 200 000 agriculteurs.
Des satellites pour des services ciblés
En Ouganda, le projet projet Service d’information ICT4Ag axé vers le marché et appartenant aux utilisateurs (MUIIS) du CTA exploite des données de satellites pour aider les agriculteurs à accroître leur productivité et leur rendement. Le projet a recensé 200 fournisseurs de services pour profiler les agriculteurs et les encourager à s’affilier à un service SMS de conseils agronomiques, d’alertes météorologiques et un service d’assurance indexée. Ciblé sur les services de vulgarisation et de conseil pour les producteurs de maïs, de haricots, de sésame et de soja, notamment, le projet affiche des objectifs ambitieux : accroître d’au moins 25 % le rendement et d’au moins 20 % le revenu de 200 000 agriculteurs.
Avant le lancement de MUIIS en mars 2017, plus de 30 000 agriculteurs ont été profilés et leurs données enregistrées. Le projet a ainsi pu leur envoyer des SMS ciblés en fonction de leurs besoins individuels définis sur la base de ces profils. Les alertes météorologiques sont ainsi localisées et les conseils agronomiques concernent les cultures spécifiées lors de leur inscription.
“Durant la première campagne, nous avons pu nous faire une idée des agriculteurs exposés à certains types de nuisibles et de maladies parce que nous connaissions leur situation géographique”, déclare Ronald Rwakigumba de Mercy Corps, l’une des sociétés impliquées dans le projet de profilage numérique. “Nous avons pu conseiller les agriculteurs sur les pesticides à utiliser et leur mode d’application contre le légionnaire d'automne”, poursuit-il.
La start-up en assurance agricole Pula utilise également des données satellitairespour aider les agriculteurs en Afrique en cas de sécheresse. Le prix de l’assurance est inclus dans celui des semences. Chaque lot de semences porte un numéro que l’agriculteur envoie par SMS. Il est ensuite assigné à un pixel spécifique des images satellitaires selon sa situation géographique. Pula peut ainsi suivre les nuages pendant les trois premières semaines qui suivent la plantation, déterminantes, au lieu de s’appuyer sur de multiples visites d’exploitation comme l’assurance traditionnelle. Qui dit absence de nuages dit absence de pluies, et Pula remplace alors les semences. En 2017, la société a facilité la couverture assurantielle de plus de 600 000 agriculteurs en Éthiopie, au Kenya, au Malawi, au Nigeria, au Rwanda, en Tanzanie, en Ouganda et en Zambie. “Pula offre aux agriculteurs un filet de sécurité qui réduit le risque et rend accessibles les intrants comme l’assurance”, souligne Michael Schlein, président et PDG d’Accion Venture Lab, qui soutient financièrement Pula.
Améliorer les revenus grâce aux données de l’élevage
En Éthiopie et en Tanzanie, le programme African Dairy Genetic Gains (ADGG), dirigé par l’Institut international de recherche sur l’élevage, collecte des données dans les exploitations afin d’aider les petits éleveurs à améliorer la productivité et la rentabilité de leurs cheptels laitiers. Les éleveurs enregistrent leurs données sur la traite, l’élevage et la nutrition sur la plateforme ADGG, accessible sur les appareils mobiles ou fixes. Les données individuelle de chaque animal sont ensuite analysées et, assorties de conseils pratiques, permettent aux éleveurs de prendre des décisions éclairées. Par exemple, l’application crée pour chaque vache une courbe de croissance grâce aux données sur l’âge et le poids de l’animal. Tant que l’agriculteur tient à jour ces informations, une notification est envoyée si le poids de l’animal tombe en dessous de la valeur attendue. Il recoit des conseils en matière de traitement. Depuis son lancement mi-2016, 78 000 agriculteurs se sont affiliés au programme et plus de 2 millions de messages de conseil ont déjà été envoyés aux agriculteurs dans les deux pays.
Des informations personnalisées sont également fournies aux éleveurs abonnés à l’application Lulu® de USOMI Limited au Kenya, au Nigeria et en Tanzanie. Par le biais de l’application, les exploitants reçoivent en temps réel des réponses à leurs questions liées à l’agriculture, et des conseils sur la gestion des cultures et du bétail lors de phases clés de leur développement. Les informations décrivent, par exemple, comment nourrir des vaches en lactation, permettant ainsi aux éleveurs novices de bénéficier d’une formation “sur le terrain”. Environ 3 000 exploitants agricoles utilisent actuellement l’application et USOMI entend lancer Lulu® au Malawi, au Rwanda et en Ouganda d’ici la fin de l’année 2018 (voir l’article Conseils par SMS : Une plateforme numérique simplifie l’accès aux services de vulgarisation dans ce numéro).
Données responsables
Grace aux TIC, l’agriculture fondée sur l’open data et les données ouvre de nombreuses opportunités. Mais des déséquilibres persistent quant à l’accès à de telles informations. La généralisation des capteurs dans les matériels, de l’imagerie satellite, des ordinateurs et des smartphones connectés permet le déploiement de l’agriculture de précision – qui fournit aux agriculteurs des informations et des conseils pour les aider à prendre des décisions et optimiser leurs rendements. Néanmoins, un rapport de Global Open Data for Agriculture and Nutrition (GODAN) souligne que “la plupart des applications de l’agriculture de précision sont utilisées par des systèmes agricoles à forte intensité de capital, et l’accès à des technologies et aux données reste entre les mains d’une poignée de grands agriculteurs et des fournisseurs de services”.
Pour que les petits exploitants isolés reccoivent aussi des données agricoles pertinentes et au bon moment, un autre rapport de GODAN recommande que soient déployées des politiques de généralisation des matériels et des logiciels dans les zones rurales. Les auteurs notent par ailleurs que l’infrastructure et les connexions nécessaires à la gestion de ces systèmes doivent également être installées dans ces zones.
Des informations sur les exploitations émises par les capteurs et les équipements de haute technologie, parallèlement à l’imagerie satellitaire, aux données de recensement et à la géolocalisation, peuvent fournir de nombreux renseignements sur une exploitation et ses activités, même sans le consentement actif de l’agriculteur. Empêcher des tiers de faire mauvais usage de leurs données partagées, en particulier leur profil, représente un autre défi pour les agriculteurs. Ils doivent être sensibilisés au fait que leurs données peuvent être achetées et vendues en vue de gains financiers ou pour atteindre un avantage concurrentiel indu.
“Les fabricants d’équipements agricoles ont réagi face aux critiques sur le manque de protection formelle des données sur les agriculteurs récoltées par les capteurs installés sur leurs matériels, en développant leur propre code de déontologie, comme le Code de conduite européen sur le partage des données agricoles par contrat. Plus de 3 000 fabricants d’équipements en tout genre, vendus en Europe, mais aussi dans des pays en développement (notamment les pays ACP), ont adhéré à cette démarche”, explique André Laperrière, directeur exécutif de GODAN. “Bien qu’ils ne soient pas encore standardisés ni généralisés, ces codes de conduite indiquent la direction prise par les marchés ; nous sommes donc optimistes sur le fait que les données des agriculteurs seront de mieux en mieux protégées. De plus, ces derniers prenant conscience de la valeur de leurs données, ils insisteront aussi sur ce point.” (Voir l’interview d’André Laperrière : “Les données – à tous les niveaux – sont très précieuses pour la chaîne de valeur”.)
Quand la recherche d’aujourd’hui atteint les agriculteurs
Pour combler le fossé entre les agriculteurs et la science, la principale institution de recherche du Kenya, la Kenya Agricultural & Livestock Research Organization (KALRO), s’est donné pour mission de faire profiter un grand nombre de petites exploitations, grâce aux TIC, des recherches pertinentes. L’organisation a été fondée en 1986 pour renforcer la productivité et la compétitivité du secteur agricole, qui fait vivre 70 % de la population kényane. Mais il existe un énorme écart entre, d’une part, l’étendue des recherches et les données accumulées par l’institution et, d’autre part, leur impact sur les petits exploitants du pays.
“La KALRO compte 600 chercheurs, dont 300 sont titulaires d’un diplôme de doctorat et ont réalisé d’importantes recherches sur quelques-uns des problèmes agricoles les plus urgents du Kenya. Mais leurs résultats prennent la poussière sur nos étagères. Nous sommes désormais bien décidés à utiliser les nouvelles technologies pour les diffuser”, explique Boniface Akuku, directeur des TIC à la KALRO. L’organisation a notamment déployé trois applications mobiles l’année passée (sur les poulets de races locales, la production de semences pour les pâturages et les cultures en zone aride), qui ont été téléchargées 600 fois dans le premier mois suivant leur lancement. “Nous n’avons pas fait beaucoup de publicité à leur sujet, mais nous avons été impressionnés par l’intérêt des agriculteurs. Nous avons décidé d’augmenter le nombre d’applications cette année et 14 nouvelles applis ont vu le jour, sur des sujets pour lesquels les agriculteurs avaient manifesté leur intérêt”, indique Boniface Akuku.
Les plus récentes applications concernent la production d’avocats, de bananes et de manioc, le signalement et la cartographie du légionnaire d’automne, le contrôle de la nécrose létale du maïs, etc. Une connexion Internet est nécessaire pour télécharger ces applis disponibles sur Google Playstore. Ensuite, elles peuvent être utilisées hors ligne. Elles ont réduit efficacement la distance que doivent parcourir les petits exploitants pour obtenir des informations agricoles, tout en permettant à l’institution de mieux cerner les données dont les agriculteurs ont besoin à travers la plateforme de feedback accessible via chaque appli.
“La KALRO compte 51 centres, chacun se consacrant à un sujet, par exemple les poulets de races locales ou l’horticulture. Un agriculteur nous a récemment raconté qu’il lui fallait auparavant deux jours pour atteindre l’un de nos centres et avoir accès à des informations sur les poulets. Grâce à l’appli qu’il a téléchargée, il a désormais toutes ces données à portée de main”, conclut Boniface Akuku.