Le goût du terroir
Lorsqu’une région cultive un produit qui est sans équivalent ailleurs, les consommateurs s’en saisissent. Les indications géographiques vont-elles transformer ces sujets de fierté locale en marques mondiales ?
Qu’est-ce que les agriculteurs de votre pays produisent que personne d’autre ne peut égaler ? Peu importe où vous vivez, forcément une réponse vous vient facilement à l’esprit. Les fameux produits propres aux terroirs, enracinés dans le milieu et la tradition locale, représentent une forme ancienne de “marques déposées” qui est encore pratiquée un peu partout. Compte tenu de ce succès durable, il convient de s’interroger sur l’accent qui a été mis sur la conversion des fermes dans des cultures de base internationalement normalisées et sur l’effort consenti, bien moindre, pour soutenir les valeurs et renommées uniques établies par des générations d’agriculteurs.
Les produits à appellation d’origine – inséparables de l’endroit où ils sont produits – sont considérés d’un oeil neuf dans les pays ACP. Des efforts ont commencé à être déployés pour créer des indications géographiques (IG) reconnues et protégées internationalement afin de lancer ces produits spéciaux sur de plus grands marchés. L’Afrique subsaharienne a récemment mis en place ses trois premières IG (voir Spore 168, Le miel: un succès délicieux) et d’autres, s’inspirant du café jamaïcain Blue Mountain mondialement connu, apparaissent sur le marché des Caraïbes.
Contrairement aux labels “commerce équitable”, “biologique” et autres, les IG permettent aux producteurs de fixer leurs propres codes de pratiques, fondés sur les méthodes qu’ils ont toujours suivies. Les approches traditionnelles apportent alors valeur et unicité. À l’inverse de la grande majorité des normes volontaires, les IG sont régies par des lois nationales. Ainsi les pouvoirs publics fixent et surveillent les conditions dans lesquelles une IG est accordée, entretenue et protégée contre les imitations et l’appropriation. Ils surveillent également le cadre qui garantit le contrôle de la qualité, à des niveaux divers d’engagement et d’efficacité selon le système juridique choisi pour protéger les IG au niveau national. À la différence des brevets ou marques déposées, les IG confèrent des droits collectifs qui sont détenus par tous les agriculteurs d’une région qui respectent les spécifications du produit, ce qui offre des opportunités équitables aux communautés tout entières. Ces droits collectifs exigent toutefois une approche également collective entre les producteurs et les autres acteurs de la chaîne de valeur pour mettre en place, régir et commercialiser les IG.
Du parmesan au poivre de Penja
Europe, initialement pour le vin, et aujourd’hui ce sont bien plus de mille produits qui figurent sur le registre de l’UE. L’appellation a permis de maintenir en vie des secteurs entiers d’industries locales, tout en générant un marché important pour des produits prisés comme le parmesan (Parmigiano Reggiano) et le champagne. Avec de tels exemples d’excellence – et les millions de consommateurs sensibilisés aux IG – il n’est pas surprenant que l’Europe inspire les pays ACP à redécouvrir leurs propres spécialités locales.
L’évolution d’une simple bonne réputation à un produit protégé par une IG, bien commercialisé et à qualité contrôlée exige beaucoup d’efforts – et surtout une grande coopération. Il n’y a pas de formule unique permettant de repérer un bon produit à appellation d’origine ou candidat à une IG, et pas d’acteur unique qui puisse créer une nouvelle marque associée à l’origine. C’est là que l’agriculture et les techniques de transformation traditionnelles se retrouvent face à un ensemble complexe de connaissances sur les droits de la propriété intellectuelle, la valorisation des marques et la commercialisation. Cette expertise a été rassemblée pour la première fois à l’occasion d’un atelier ACP/UE sur les IG organisé en 2009 à Montpellier, en France, par le CTA, l’Agence française de développement (AFD) et le Centre français de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD). Le grand intérêt suscité par cette conférence a conduit à l’établissement d’un forum de discussion en ligne par le CTA et l’Organisation pour un réseau international d’indications géographiques (oriGIn), qui comprend actuellement 226 membres provenant de 63 pays. Cette collaboration a abouti à la publication d’un “Manuel pratique sur les indications géographiques pour les pays ACP” visant à offrir aux politiques, aux producteurs et autres acteurs de la région un guide complet sur la complexité économique, légale et opérationnelle de l’approche des IG.
Pour l’instant, il y a en Afrique subsaharienne trois exemples de mise en œuvre des IG : le poivre de Penja (voir reportage au Cameroun) et le miel d’Oku, deux produits du Cameroun, et le café Ziama-Macenta de la Guinée. Ces produits sont enregistrés auprès de l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI) qui a mis en place en 1977 un système uniformisé de protection de la propriété intellectuelle qui s’est avéré convenir pour les IG. Il est toutefois très vraisemblable que d’autres produits seront valorisés dans un avenir proche car plusieurs partenaires ont appuyé divers efforts à travers tout le continent. Dans une série d’ateliers de formation qui se sont tenus depuis mai 2013, par exemple, le CTA, la FAO, l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), l’OAPI, l’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel (ONUDI) et le Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA) se sont employés à renforcer les capacités des pays d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Ouest à sélectionner d’éventuels produits intéressants.
Les grands favoris des îles
Dans les Caraïbes, les perspectives prometteuses des produits à appellation d’origine s’incarnent dans le café Blue Mountain, un produit de grande valeur originaire des montagnes de l’est de la Jamaïque. Une approche réussie qui s’est poursuivie avec des produits indigènes comme le rhum jamaïcain et le mélange d’épices Jerk. Les autres pays étudient aussi la possibilité d’adopter une telle démarche ; un atelier de formation régional OMPI/CTA organisé en août 2013 a d’ailleurs contribué à faire avancer le processus d’identification. L’ananas noir d’Antigua semble être une valeur sûre : il a une apparence caractéristique, la réputation d’être “l’ananas le plus sucré du monde” et il est si étroitement associé à l’image de l’île qu’il surpasse les armoiries nationales d’Antigua et Barbuda. Dans un marché mondial de l’ananas très concurrentiel dominé par des méga-producteurs, l’ananas noir d’Antigua pourrait gagner de nouveaux marchés pour la petite île, d’autant plus que le caractère particulièrement sucré du fruit dépend du sol et des précipitations relativement faibles. Le pays poursuit depuis 2010 une stratégie d’obtention d’une IG mais n’a pas encore atteint cet objectif. Une fois l’IG assurée, le potentiel réel d’exportation du fruit dépendra encore de la capacité de production de l’île, qui pour l’instant ne parvient même pas à satisfaire la demande intérieure.
Le gouvernement de Grenade, par ailleurs, cherche à développer une image de marque non seulement pour ses produits, mais aussi pour l’île elle-même en tant “qu’île aux épices”. La muscade de Grenade a en particulier été repérée par l’OMPI comme l’un des six produits qui pourraient recevoir une assistance technique pour l’obtention d’une désignation d’IG. Grenade espère que l’épice très parfumée sera finalement reconnue et protégée sur le marché européen.
“Dans la région, le processus d’obtention de la protection des IG est relativement récent”, affirme la spécialiste barbadienne de la propriété intellectuelle Wendy Hollingsworth, donc il est logique de se conformer aux directives de l’extérieur. “Les pays de la région qui entreprendront de développer un cadre pour la protection des IG utiliseront des directives qui existent déjà, comme celles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou de l’UE dans le contexte de l’APE UE-CARIFORUM.” Il existe en effet une clause dans l’APE (Accord de partenariat économique) qui demande aux pays du CARIFORUM de mettre en place un système de protection des IG dès le début de 2014, ce qui conduirait à la négociation d’un accord à part entière entre les régions.
Il s’agit là d’efforts menés par les gouvernements, mais Wendy Hollingsworth souligne que n’importe qui peut en fait amorcer le processus. “Même de petits producteurs peuvent présenter une demande d’IG”, dit-elle. “De tels groupes auront souvent besoin de l’appui du secteur public ou d’organismes de soutien aux entreprises. Pour l’instant, ni les petits ni les gros producteurs n’ont manifesté beaucoup d’intérêt et le processus est essentiellement piloté par les offices de la propriété intellectuelle ou les organismes de soutien aux entreprises.” Mais au final, ce seront les producteurs et leurs associations qui devront faire des produits de qualité une réalité en s’organisant eux-mêmes avec un code de pratiques et une instance de surveillance.
Une géographie changeante
De plus en plus de pays s’aventurent dans le développement d’IG et les exemples à suivre ne manquent pas. Cela étant, il est important de se rappeler qu’un produit à appellation d’origine n’a pas nécessairement besoin d’une certification IG pour trouver de meilleurs marchés. Il se trouve partout des produits uniques et de grande qualité et il existe de nombreuses manières de les préserver, protéger et promouvoir (voir l’encadré "Marques alternatives").
“Je suis sûr que chaque pays offre un certain potentiel pour les produits à appellation d’origine mais l’intérêt ou non de chercher à obtenir une IG ne peut être déterminé qu’au cas par cas”, indique le coordinateur de programmes sénior sur le développement des chaînes de valeur du CTA, Vincent Fautrel. “Les pays doivent réfléchir très soigneusement aux produits susceptibles de devenir éligibles et la méthodologie de sélection mise au point par la FAO est très utile en ce sens. L’essentiel est de définir si cette approche va augmenter les revenus des agriculteurs.” Parfois, les producteurs connaissent et desservent déjà un marché qu’ils alimentent depuis des générations. Mais il arrive aussi que des perspectives plus intéressantes soient envisageables. La première étape consiste simplement à observer la situation et à découvrir, ou redécouvrir, ce qui rend un endroit unique.