Les chiffres sont connus de tous, mais il n’est pas inutile de les répéter une fois encore : nourrir le monde en 2050 demandera une production alimentaire en hausse de 60 % par rapport à aujourd’hui. Or la production agricole requiert de l’eau, ressource que l’on a pu croire inépuisable au siècle passé, mais dont on sait désormais qu’elle sera de plus en plus rare. La consommation d'eau a en effet été multipliée par six au cours du siècle dernier, soit deux fois plus que le taux de croissance démographique.
L’eau pour l’agriculture correspond principalement à deux grandes catégories : l’eau dite “bleue” servant à l’agriculture irriguée (nappes souterraines, lacs, barrages) et l’eau “verte” pour l’agriculture pluviale (humidité contenue dans les sols, soit les deux tiers des ressources en eau sur terre). Or, l'agriculture est l'activité humaine qui utilise la plus grande quantité d'eau, même si sa consommation varie fortement d’un pays ou d’une région à l’autre, ou en fonction des types d’agriculture pratiqués. Aujourd'hui, avec près de 20 % de terres irriguées (310 millions d'hectares dans le monde, dont 5 % en Afrique et 35 % en Asie), on produit près de 40 % de l'alimentation mondiale. Les terres irriguées assurent une productivité 2,7 fois supérieure à l’agriculture pluviale mais celle-ci couvre encore 80 % des terres cultivées mondiales et est très majoritaire dans les pays ACP.
L’agriculture familiale est plus économe en eau que l’agrobusiness, mais les petits producteurs ont bien souvent le plus grand mal à accéder à la ressource. Pourtant, les deux types d’agriculture doivent cohabiter. Innovations techniques et organisationnelles d’une part, politiques publiques de l’autre, mais aussi progrès de la recherche combinés, permettront à l’agriculture des pays ACP de s’adapter…
Entre sécheresses et inondations : effets du changement climatique
Prenons l’exemple de l’Afrique de l’Ouest. Moins de pluie dans la partie occidentale du Sahel (Sénégal, Sud-Ouest du Mali) et plus de pluie au Sahel central (Burkina Faso, Sud-Ouest du Niger), changement de saisonnalité de la mousson, tels sont quelques-uns des effets du changement climatique. Chacun s’accorde à dire que de nombreuses incertitudes demeurent. Mais, suivant des scénarios élaborés par des climatologues de l’IRD et leurs partenaires internationaux , l’augmentation des températures, qui réduit les cycles de culture et augmente le stress hydrique à travers une évaporation accrue, provoquera une diminution des rendements de 16 à 20 % des cultures dans la partie occidentale du Sahel et de 5 à 13 % dans sa partie orientale.
Cette baisse de rendement dans les cultures se fait déjà sentir. L’élevage et la pêche sont également touchés. Le fourrage est moins disponible pour le bétail, et les évolutions des cours d’eau (assèchement, modification du débit des fleuves et des surfaces inondables) ont provoqué une diminution de la ressource halieutique…
En Afrique sahélienne, le cas du lac Tchad est emblématique. Le lac, autrefois l’un des plus grands lacs au monde, source d’eau essentielle pour les producteurs, éleveurs et pêcheurs de quatre pays (Cameroun, Niger, Nigeria et Tchad), est passé de 20 000 km2 à 2 000 km2 en cinquante ans. Son assèchement, dû aux sécheresses répétées des années 1970 et 1980, a touché le quotidien de 20 millions de riverains, ruraux, qui ont dû s’adapter.
Dans l’ensemble des pays ACP, le changement climatique a également entraîné une pression accrue sur les eaux souterraines. Or la diminution des aquifères – roches souterraines poreuses et perméables où l’eau circule librement – dégrade les habitats sauvages et a causé la salinisation de 20 % des terres irriguées au niveau mondial (FAO, 2011). Cette dernière, accélérée par l’élévation du niveau de la mer, rend improductives des terres auparavant fertiles.
L’eau est aussi un enjeu foncier important. De l’accaparement des terres à l’accaparement de l’eau, il n’y a qu’un pas, que de nombreux investisseurs n’ont pas hésité à franchir, aux dépens des petits producteurs. Les besoins en eau sont l’un des principaux moteurs de la ruée mondiale vers les terres (voir Spore 170 : “L’accaparement des eaux, le coût caché de l’acquisition des terres”). Il s’agit d’un problème ardu, car, dans de nombreux cas, il n’est pas simple de dire à qui appartient l’eau, et les droits sur l’eau, son accès et ses utilisations sont nombreux et complexes.
Des solutions à l’échelle des États
Les États se sont saisis du problème, et ont développé des stratégies pour faire face au manque d’eau, tant au niveau national qu’international. L’irrigation est une des principales actions mises en œuvre. Cependant, si l’agriculture irriguée a contribué à fonder les bases de la sécurité alimentaire mondiale, dans les pays ACP, largement financés par les bailleurs internationaux et les banques internationales de développement, les grands projets hydrauliques n’ont pas toujours atteint leurs ambitions.
Selon Jean-Philippe Venot, géographe, chargé de recherches à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), les grands barrages ont souvent été conçus sur la base d’hypothèses très optimistes. Les populations déplacées n’ont pas toujours bénéficié des terres qui ont été aménagées. Certains n’ont pas eu de terres, comme dans le cas du barrage de Kandaji au Niger, projet initié en 2012, toujours pas abouti, quatre ans plus tard. À Kandaji, la Banque mondiale est confrontée à de multiples problèmes, dont celui, et pas des moindres, de la réinstallation de 38 000 personnes vivant jusque-là sur les rives fertiles du fleuve, auxquelles on a promis terres irriguées et nouvelle habitation… L’avenir du barrage est incertain. Au Burkina Faso, le barrage hydroélectrique de Bagré, mis en place voici une vingtaine d’années, n’est parvenu à irriguer que 3 000 hectares sur les 30 000 hectares visés au départ. Les populations locales ont reçu 1 à 2 hectares par ménage, tandis que les agro-investisseurs n’ont pas été aussi nombreux que souhaité à répondre à l’appel. Jusqu’à ce jour, seuls 300 hectares ont été attribués pour l’agro-entreprise. Depuis 5-6 ans, un nouveau projet financé par la Banque mondiale, la Banque africaine de développement (BAD) et le gouvernement du Burkina Faso vise à promouvoir l’agro-entreprnariat dans la zone. Il est prévu que les petits agriculteurs familiaux déplacés bénéficient également de parcelles irriguées. Cependant, les superficies qui leur seront allouées restent faibles et souvent en deçà du seuil de viabilité, à moins d’une intensification très importante, qui reste au-delà de leurs moyens et capacités.
Certains projets de grande ampleur tentent de dépasser ces écueils, à l’instar de l’initiative Irrigation Sahel de la Banque mondiale (voir interview p.25), qui se positionne en dehors de la dichotomie grands aménagements/projets à petite échelle, et cherche à optimiser l’existant. Dans un article du quotidien britannique The Guardian, Richard Munang, coordinateur Changement climatique régional Afrique du Programme des Nations unies pour l’environnement, déclare que “l’irrigation ne peut être pensée seule, mais au sein d’autres éléments, comme les marchés, la transparence légale et institutionnelle, la recherche et le développement, et la gestion des écosystèmes”.
Des producteurs qui s’adaptent
Depuis toujours, les agriculteurs s’adaptent au manque d’eau. Aux abords du lac Tchad, alors que le lac s’asséchait, les populations ont occupé les sols fertiles et humides pour planter des cultures vivrières (maïs, niébé, riz, sorgho), abandonnant la culture pluviale du mil sur les berges, devenue aléatoire. Partout en Afrique, on observe de nombreux puits artisanaux de 5 à 10 mètres de profondeur utilisés pour développer maraîchage, riziculture. Les bas-fonds sont aussi le plus souvent exploités pour ces cultures. Dans de nombreux pays du continent, comme entre autres le Mali ou le Burkina Faso, on constate le développement très important de motopompes diesel qui permettent d’utiliser les eaux accumulées dans de petits réservoirs. Un engouement qui n’est pas sans poser des questions d’ordre environnemental, du fait notamment de l’utilisation de diesel…
Parmi les stratégies aujourd’hui considérées comme des pratiques d’agriculture intelligente face au climat (CSA), accessibles aux producteurs, des techniques de conservation et d’aménagement des sols contre la désertification ont prouvé leur succès. C’est le cas, par exemple, de la régénération naturelle assistée, au Niger, où, en une trentaine d’années, plus de 5 millions d’hectares de terres ont été restaurés, et plus de 200 millions d’arbres ont été régénérés ou plantés.
La sélection de semences adaptées à la sécheresse n’est pas l’apanage de la recherche. La biodiversité du mil, bien préservée, a permis une sélection naturelle et humaine : les producteurs s’étant aperçus que les plants les plus précoces résistent mieux à la sécheresse, ils les ont sélectionnés pour les saisons suivantes.
L’organisation collective des producteurs fait également partie des stratégies d’adaptation au manque d’eau. Ainsi, la mise en place d’associations d’usagers de l’eau (AUE) dans de nombreux pays vise à aider les producteurs à mieux utiliser l’eau. Au Niger, le projet de petite irrigation Ruwanmu, “Notre eau”, en langue haoussa, appuie ces AUE afin de permettre une meilleure appropriation de la ressource hydrique par les usagers pour une meilleure utilisation, gestion et protection. À Madagascar, l’installation d’un réseau d’artisans fabriquant des systèmes très simples de goutte-à-goutte avec des matériaux locaux permet à des familles, pour un investissement modique, d’irriguer des jardins maraîchers pour l’alimentation familiale et la vente sur les marchés.
La recherche mobilisée
Face à l’importance des enjeux, la recherche est mobilisée, nombreuses disciplines confondues. Dans un numéro sur la révolution des données pour l’agriculture, le magazine ICTUpdate du CTA recense des initiatives innovantes de “big data” pour l’agriculture. Parmi celles-ci, se trouve “Aquacrop”, un modèle de croissance des cultures développé et diffusé par la FAO depuis 2009, destiné aux chercheurs et vulgarisateurs du monde agricole. Ce modèle a pour objet d’améliorer les rendements des cultures en situation de manque d’eau, et permet, à partir de l’analyse de différents paramètres, de conseiller les producteurs sur comment et quand irriguer ses cultures pour obtenir les meilleurs rendements possible.
Les semences adaptées à la sécheresse sont également un enjeu majeur. Pour faire face à l’inondation de parcelles de taro par les eaux salées, les producteurs de République des Palaos cultivent désormais des variétés halophiles.
De son côté, le CTA organise désormais des foires aux semences adaptées. Elles ont eu lieu en juin 2016, en l’Afrique de l’Ouest, au Mali ; une autre pourrait se tenir plus tard cette même année, en Afrique australe. Ces foires sont réalisées en partenariat avec l’Institut international de recherche sur les cultures des zones tropicales semi-arides (ICRISAT) et le programme de recherche du CGIAR sur le changement climatique, l’agriculture et la sécurité alimentaire (CCAFS). Lors de ces événements, des sélectionneurs proposent aux producteurs des semences adaptées à la sécheresse, avec la collaboration responsable des entreprises de production de semences.
Une autre source possible d’eau pour l’agriculture se trouve dans le sol. Ainsi, même si la pression sur les eaux souterraines s’est accrue en Afrique, ces dernières sont disponibles. Le problème est qu’elles ne sont pas nécessairement ni accessibles, ni disponibles aux bons endroits. Karen Villholth, directrice de recherche à l’Institut international de gestion de l’eau (IWMI), pilote un projet visant à cartographier les ressources souterraines en eau. La chercheuse affirme que l’irrigation par les eaux souterraines pourrait renforcer la sécurité alimentaire et augmenter les revenus des petits producteurs. Cela nécessite néanmoins d’importants investissements et de nouvelles politiques car, bien que légèrement en augmentation en Afrique subsaharienne, l’irrigation par les eaux souterraines reste faible en Afrique par rapport au reste du monde (1 % des terres cultivées en Afrique contre 14 % en Asie).
De nombreuses initiatives de recherche en sciences sociales, enfin, s’intéressent aux dynamiques d’organisation et d’action collective des producteurs. Selon Jean-Philippe Venot, une fois regroupées, ces actions représentent sans doute la majeure partie de l’irrigation, notamment dans les zones semi-arides du Sahel. Une étude publiée dans la revue Environmental Research Letters en 2016 (uniquement en anglais : http://tinyurl.com/j4c2ugq) indique que, si tous les producteurs adoptaient des méthodes de gestion de l’eau adaptées, la production alimentaire mondiale pourrait augmenter de 41 %. Améliorer l’irrigation pourrait ainsi réduire de moitié le problème de la faim dans le monde.