Le Centre technique de coopération agricole et rurale (CTA) confirme sa fermeture pour la fin 2020.

Michael Hailu : “La digitalisation change la donne pour la transformation de la petite agriculture”

Spore exclusif

 

Entretien avec Michael Hailu

À l’occasion de la parution d’un rapport majeur sur la digitalisation de l’agriculture en Afrique, le directeur du CTA Michael Hailu espère que cet ouvrage, qui identifie les opportunités d’actions rentables et d’investissements dans ce secteur crucial, inspirera les investisseurs et les amènera à s’engager.

La numérisation est une composante majeure de la stratégie du CTA et s’intègre à tous les autres secteurs auxquels vous vous intéressez. Comment le CTA soutient-il spécifiquement le développement et la diffusion de technologies numériques efficaces ?

Le CTA, qui intervient déjà activement dans ce domaine depuis plusieurs années, est à la pointe des efforts pour rendre la numérisation plus accessible, en particulier aux petits agriculteurs, et il a entrepris ces dernières années plusieurs actions à cet effet. L’une de ces interventions consiste à identifier et tester les nouvelles innovations digitales intéressantes, réaliser des essais pilotes et voir comment les intégrer dans les chaînes de valorisation de la petite agriculture. Prenons l’exemple des drones – dont l’utilisation dans le secteur agricole est relativement récente. Nous avons travaillé dans les régions ACP avec des fournisseurs de drones et de jeunes entrepreneurs pour étudier comment cette technologie peut contribuer à fournir des informations en temps réel aux agriculteurs afin d’améliorer leur productivité, tout en créant des opportunités pour les jeunes. Un autre exemple est la technologie blockchain. Nous avons récemment lancé un projet qui aide de jeunes entrepreneurs à développer l’application de cette technologie pour résoudre des problèmes spécifiques aux chaînes de valeur, comme l’amélioration de la traçabilité des produits agricoles pour permettre aux agriculteurs d’en obtenir un meilleur prix.

Nous avons également aidé, en les guidant et en les encadrant, les jeunes innovateurs les plus prometteurs que nous avons repérés grâce à nos concours Pitch AgriHack organisés dans tous les pays ACP. Ces concours sont généralement axés sur un enjeu particulier du secteur agricole. Nous touchons un grand nombre de jeunes innovateurs en lançant un appel à propositions, sélectionnons 20 à 25 d’entre eux, les réunissons pour un stage de formation, choisissons les gagnants et les aidons en leur faisant suivre un processus d’encadrement, de formation et d’incubation entrepreneuriale. Les gagnants et finalistes ont, pour beaucoup, déjà créé leurs propres start-up, donc nous les aidons à développer davantage leurs entreprises. Quant à ceux qui démarrent, nous leur offrons notre soutien pour conceptualiser leur modèle commercial. Grâce à ce programme, le CTA a aidé plus de 800 jeunes innovateurs dans toutes les régions ACP, dont beaucoup dirigent des entreprises efficaces et offrent leurs services à des dizaines de milliers de petits agriculteurs.

C’est un vaste domaine, où les innovations sont nombreuses et les jeunes très actifs. Tout cela est très encourageant, mais quel est le point qui vous paraît le plus intéressant dans cette évolution ?

Je pense que l’aspect le plus intéressant est la vitesse à laquelle la numérisation de l’agriculture se développe, en particulier en Afrique. En 2013, lorsque le CTA a organisé une grande conférence internationale sur les TIC4Ag au Rwanda, il se passait peu de choses dans ce domaine. Mais ces cinq ou six dernières années, comme vous le verrez dans notre rapport sur la digitalisation, ont vu une augmentation très importante des nouvelles solutions digitales apparaissant sur le marché. Les principaux bailleurs de fonds et les gouvernements se sont aussi montrés plus résolus à réellement tirer parti de la numérisation pour transformer la petite agriculture. Il nous semble donc que le CTA est apparu comme un véritable pionnier dans ce domaine et que maintenant les acteurs majeurs convergent vers son intégration dans le secteur.

Malgré votre implication dans ce domaine depuis quelque temps, le CTA reste une organisation relativement modeste en comparaison des nombreux autres acteurs majeurs. Quel rôle le CTA devrait-il jouer par rapport aux autres acteurs du secteur ?

Bien que le CTA soit une petite structure, il joue en réalité un rôle de catalyseur en tant que pôle de connaissance facilitant l’échange des enseignements et expériences, et rend ainsi ces innovations plus accessibles aux entrepreneurs et agriculteurs. Nous déployons beaucoup d’efforts pour identifier les nouvelles technologies, partager les enseignements et publier des informations sur ces innovations, et nous avons aussi aidé de nombreux jeunes entrepreneurs, tirant ainsi le meilleur parti de notre modeste investissement. Le rôle du CTA a été déterminant dans son appui aux innovations numériques pour la petite agriculture mais, bien sûr, nous avons aussi fait nos propres investissements et, vu la taille restreinte du marché, ceux-ci sont restés raisonnables. Évidemment, avec l’expansion du marché, notre part diminue mais je pense qu’avant tout le rôle du CTA est de créer de la visibilité, de partager les expériences et de suivre l’évolution des choses, ce que d’après moi aucun autre organisme ne fait à l’heure actuelle.

Pour le CTA, l’un des principaux événements cette année est la publication de ce rapport sur la digitalisation de l’agriculture en Afrique. Que propose-t-il pour faire progresser l’agriculture dans ce domaine ?

En premier lieu, c’est probablement la première fois que ce domaine est réellement examiné de près : à quoi ressemble l’écosystème, qui sont les principaux acteurs, quelle est la portée des diverses solutions, combien d’agriculteurs ou de petits exploitants utilisent réellement ce service, quelles sont les perspectives de croissance, etc. ? Personne n’a examiné ainsi la situation actuelle ni présenté les recommandations qui en découlent pour les différentes parties prenantes, dont le secteur privé, les gouvernements et les bailleurs de fonds. Nous avons trouvé quelques idées intéressantes et estimons que ce rapport pourra servir de base sur laquelle nous appuyer et suivre les futurs développements et évolutions.

L’un des principaux résultats est que, dans les cinq cas d’utilisation examinés [1] , presque 33 millions d’agriculteurs se sont inscrits mais seulement 40 % d’entre eux utilisent régulièrement ces services. C’est une indication intéressante qu’à l’avenir nous devrions concentrer davantage notre attention sur l’utilisation plutôt que de nous préoccuper seulement d’augmenter les inscriptions.

L’autre observation qui ne sera sans doute pas surprenante concernant la fracture numérique est que les femmes ne représentent qu’environ 25 % des utilisateurs, et les jeunes 65 %. Nous savons bien sûr que les femmes n’utilisent pas autant les technologies qu’elles le devraient alors qu’elles constituent approximativement 45 % de la main-d’œuvre agricole. Cela n’est pas surprenant en tant que tel et confirme notre conviction que les femmes sont mal représentées dans les utilisations technologiques et que les jeunes trouveront évidemment l’agriculture plus attractive avec l’application de ces technologies.

Mais ce rapport concerne l’Afrique et nous constatons que les utilisateurs sont beaucoup plus nombreux en Afrique de l’Est, alors que les solutions les plus nombreuses se trouvent en Afrique de l’Ouest, l’Afrique australe et centrale étant plutôt faiblement représentées. Voilà quelques-uns des résultats de ce rapport.

Ce secteur évolue très rapidement et les gens s’y intéressent. Quels sont les principaux défis à relever pour que tout cela évolue de manière positive ?

Il y a le gros problème des infrastructures numériques dans les zones rurales et de la manière dont ces services pourraient être plus facilement déployés. Il y a aussi toute la question de l’implication des agriculteurs dans les chaînes de valeur. Nous constatons que la plupart des utilisateurs actifs interviennent dans des chaînes de valeur dites resserrées, dans lesquelles une liaison très claire existe entre producteurs et transformateurs, puis avec les marchés. Certains problèmes sont liés à l’instauration de politiques favorables dans divers pays. Au Kenya, par exemple, de nombreuses solutions et activités sont induites par le secteur privé parce que le pays dispose d’un cadre politique plutôt encourageant pour ce type d’investissement. Il existe donc un certain nombre de facteurs, parmi lesquels figurent les infrastructures et les politiques, qui sont susceptibles de promouvoir une utilisation accrue des innovations numériques en agriculture.

Vous présenterez ce rapport lors de nombreux événements majeurs et vous en discuterez avec des décideurs et des organismes donateurs. S’il y avait un message essentiel à retenir de ce qu’exprime ce rapport et de l’action du CTA, quel serait-il ?

Je dirais que le message essentiel est que la digitalisation peut réellement changer la donne dans la transformation de l’agriculture à petite échelle en Afrique, mais qu’il faut lui accorder l’importance qu’elle mérite dans les politiques et investissements. Les gouvernements devraient la considérer comme un autre domaine primordial qui pourrait avoir une forte incidence sur la transformation de l’agriculture, l’amélioration de la productivité, le renforcement de la résilience et la création d’opportunités pour les jeunes et les femmes. Le message que j’adresse est donc que les gouvernements devraient sérieusement s’intéresser aux bénéfices qu’ils pourraient tirer de la digitalisation dans le cadre de leurs stratégies de transformation de l’agriculture.

Notes de bas de page

[1] Services consultatifs, liens avec les marchés, services financiers, services de gestion des chaînes d’approvisionnement et services de macrodonnées agricoles.