Le Centre technique de coopération agricole et rurale (CTA) confirme sa fermeture pour la fin 2020.
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Égalité de genre : l’AgTech au service de l’autonomisation des femmes

Dossier

Les technologies numériques révolutionnent les chaînes de valeur agricoles en fournissant un meilleur accès aux intrants, aux marchés et aux informations météo. Soutenu par des programmes et des politiques adéquats, la digitalisation agricole peut faciliter l’émancipation économique des femmes.

En Afrique, les femmes représentent près de 50 % de la main-d’œuvre agricole et leur proportion pourrait augmenter, les hommes ayant tendance à chercher des emplois plus industriels en zone urbaine. “Le plus souvent, ces femmes n’ont ni capitaux de fonctionnement, ni accès au crédit et à l’assurance et sont rarement propriétaires de terres”, explique Isabel Papadakis, directrice de la branche industrie de l’entreprise SAP Africa. “La majorité de ces femmes n’ont bénéficié d’aucune éducation formelle, ni de formation en agribusiness. Sans connaissances en matière d’augmentation des rendements ou de qualité du produit final, elles sont dépendantes du travail manuel et des intermédiaires.”

Généralement seul soutien économique de leur famille, les femmes ont du mal à développer des agroentreprises prospères. Alors qu’une nouvelle génération d’agricultrices technophiles trouve de nouvelles manières de percer dans le secteur, elles sont nombreuses à être dépassées. "En offrant aux femmes un accès égal aux services et ressources et en améliorant leur capacité d’agir et leurs opportunités dans le secteur agricole, il serait possible d’augmenter la production agricole des pays en développement d’environ 2,5 à 4 % et de réduire le nombre personnes ayant faim de 12 à 17 %”, affirme Patricia Van De Velde, en charge des questions de genre pour Pratiques mondiales, alimentation et agriculture à la Banque mondiale.

La révolution AgTech

L’utilisation de capteurs, de la robotique, de l’impression 3D, de l’informatique en nuage et de l’intelligence artificielle se normalise dans le secteur agricole. Les drones et machines connectées deviennent plus abordables, ce qui favorise la création de dispositifs intelligents pour les fournisseurs agricoles et prestataires de services et permet l’échange de grandes quantités de données. Face à des aléas tels que les mauvaises conditions météorologiques, les maladies végétales et animales et les fluctuation des cours des produits de base, l’analyse prévisionnelle et celle des données massives permettent des simulations en temps réel qui peuvent guider des stratégies d’atténuation des risques susceptibles de gérer ces conditions.

Le développement technologique ne se produit pas seul et, dans les communautés rurales, la numérisation ne fait pas toujours progresser l’agribusiness au rythme souhaité. Les pays émergents ne disposent souvent que d’une capacité scientifique minimale pour mettre en œuvre des solutions digitales. “Ce serait une demi-vérité de dire que la technologie s’est déployée partout en Afrique, particulièrement en agriculture. Une grande partie des technologies ne sont toujours pas comprises et leur adoption se heurte à une barrière culturelle chez les femmes”, tempère Fatima Alimohamed, PDG d’African Brand Warrior, une entreprise kényane de marketing. “Cela dit, à chaque fois que des technologies ont été introduites ou appliquées, cela s’est traduit par des améliorations considérables : en plus d’avoir des informations à portée de main, les femmes ont pu intégrer la chaîne de valeur [agricole] et même recevoir des paiements liés à leur production.”

Du karité à portée de mobile

La numérisation a permis aux femmes de montrer que, lorsqu’elles ont accès à la technologie, elles se mettent à l’utiliser et en plus à soutenir et défendre d’autres femmes (lire notre reportage En Ouganda, avocates et agricultrices communiquent par SMS). Parmi les nombreux cas d’une introduction réussie de la technologie dans l’agrobusiness figure celui des productrices de karité du nord du Ghana.

Dans ce pays d’Afrique de l’Ouest, où le beurre de karité est très demandé, beaucoup de femmes dépendent de la cueillette et de la transformation des noix de karité pour gagner leur vie. Ce processus est long, fastidieux et requiert beaucoup de labeur. Au Ghana, les femmes travaillant dans la transformation informelle du karité sont souvent les moins rémunérées de la chaîne de valeur, à cause des multiples intermédiaires qui font grimper les coûts finaux.

Tout a changé avec l’introduction de la technologie par une initiative de démonstration du concept lancée par SAP et une ONG basée au Ghana. “La technologie numérique a contribué à éliminer certains obstacles en permettant l’accès aux prix du marché, réduisant ainsi la dépendance par rapport aux intermédiaires. En accédant à un nouveau marché international d’acheteurs, les femmes ont vu leurs profits augmenter de 82 % et elles peuvent maintenant obtenir l’engagement des acheteurs à l’avance”, explique Isabel Papadakis.

Les productrices de karité sont désormais connectées à l’économie formelle grâce à l’organisation Shea Network Ghana (SNG, Réseau karité du Ghana), qui donne instantanément les prix du marché et permet aux femmes de vendre leur production en utilisant leurs appareils mobiles. “[SNG] rationalise la chaîne d’approvisionnement alimentaire et partage des renseignements intéressants pour les consommateurs finaux, comme l’origine des aliments et les processus productifs suivis”, précise Isabel Papadakis.

Autre réussite, celui mis en lumière dans notre reportage CowTribe, un service numérisé de fourniture de vaccins pour le bétail : des éleveuses ghanéennes bénéficient de la numérisation avec l’application de fourniture de vaccins de CowTribe.

L’éducation au premier plan

La digitalisation de l’agriculture a permis à de nombreuses agripreneuses de toute l’Afrique de tirer parti de solutions fondées sur la technologie, mais l’infrastructure et l’accessibilité des technologies restent des défis majeurs et continuent de creuser l’écart entre hommes et femmes. Selon une étude mondiale sur l’importance des femmes dans le secteur et la place des agricultrices dans la chaîne de valeur agricole, les femmes interrogées ont déclaré avoir besoin de davantage de formation. L’entreprise Corteva Agriscience a constaté que la formation est essentielle pour tirer profit de la technologie agricole. Les dispositifs de l’Internet des objets, l’accès aux informations sur les marchés et les services de paiement et de facturation numériques sont des aspects essentiels de l’AgTech qui moduleront et numériseront l’activité des petits agriculteurs.

“Plus de 500 millions de petits agriculteurs produisent plus de 70 % de l’alimentation mondiale, mais souvent ils ne sont pas connectés à l’Internet et disposent de moyens limités pour trouver de nouvelles sources d’informations actualisées”, explique Claire Benard, responsable en science des données au sein du réseau d’agriculteurs Wefarm. La technologie de la plateforme Wefarm permet aux agriculteurs d’échanger gratuitement des questions sur l’agriculture par SMS et fonctionne sur les téléphones portables les plus basiques, en anglais et dans plusieurs langues africaines locales (luganda, runyakitara, swahili). Elle permet aux petits agriculteurs qui ont le plus besoin de conseils en agriculture d’y accéder.

Wefarm opère au Kenya et en Ouganda où, comme ailleurs en Afrique, les femmes constituent une part essentielle de la main-d’œuvre agricole. De nombreuses femmes y assument d’importantes responsabilités aussi bien à la maison qu’au champ et peuvent exploiter de petites fermes. “Nous espérons que Wefarm deviendra pour les femmes un outil de confiance qui facilitera leurs vies et leur ouvrira de nouvelles perspectives”, ajoute Claire Benard. “Pour autonomiser les entrepreneuses, il faudra opérer un virage culturel qui passera probablement par l’éducation.”

Réduire les obstacles

La technologie peut considérablement réduire les obstacles rencontrés par les femmes dans l’agrobusiness, en particulier si elle est déployée de manière durable et en collaboration avec des acteurs poursuivant les mêmes objectifs. Comme avec Wefarm, la numérisation permet aux femmes de se connecter avec des services consultatifs, ce qui peut éliminer les intermédiaires, réduire les charges de travail, leur offrir des informations légales ou commerciales et leur permettre d’effectuer des transactions financières. Toutefois, sans cadres stratégiques adéquats, le risque est que les investissements technologiques dans l’agriculture marginalisent les femmes davantage.

“Nous devons nous assurer que nous construisons des écosystèmes tenant compte des contraintes particulières que rencontrent les agricultrices”, affirme Patricia Van De Velde, de la Banque mondiale. “Les interventions devraient toujours rechercher ce qui génère les obstacles rencontrés par les femmes en agriculture.” Comme elle, Isabel Papadakis pense que les entreprises de technologie doivent permettre aux agricultrices d’accéder à des formations sur les nouvelles technologies et meilleures pratiques. Par ailleurs, les décideurs politiques pourraient présenter des mesures d’aide aux femmes, que le surcroît de responsabilités domestiques empêche de se concentrer sur la création d’agroentreprises durables, efficaces et profitables. Equal Measures 2030, par exemple, est un réseau international qui collabore avec ONU Femmes et d’autres organisations des Nations unies. Le réseau fournit les données et preuves nécessaires pour promouvoir l’égalité des sexes dans tous les secteurs. Avec ses partenaires au Sénégal (FAWE) et au Kenya (Groots), il estime que, même si le paysage des politiques d’égalité est complexe, la disponibilité des informations et leur accessibilité pourront faire progresser la situation en faveur des femmes.

Selon Isabel Papadakis, les entreprises de technologie sont aussi mieux positionnées pour collaborer avec les organismes de financement autour de l’introduction de programmes destinés aux femmes utilisant la technologie pour augmenter la productivité agricole. “L’objectif final est d’aligner les politiques et de tirer parti des technologies pour créer des réseaux d’entreprises répondant aux besoins de la société, plutôt que d’engendrer des fractures entre genres et/ou cultures. Cela contribuera à susciter des améliorations et une efficacité qui pourraient transformer les fermes produisant une agriculture de subsistance en entreprises durables”, souligne Isabel Papadakis.

Rassembler les agripreneuses

Il est indispensable de créer une vaste base de données numérique pour les agroentreprises africaines appartenant à des femmes. C’est là qu’intervient le programme VALUE4HER du CTA, pour rassembler les agripreneuses de toute l’Afrique partageant la même vision. VALUE4HER a développé une plateforme numérique permettant de créer des pôles régionaux qui offriront un environnement plus favorable aux agricultrices afin qu’elles puissent pleinement intégrer les marchés, et avec plus de compétence. Ce programme de deux ans, dont les actions vont du jumelage des entreprises à la mise en place d’un fonds concurrentiel d’innovation, proposera aussi des formations sur les dynamiques du marché afin d’améliorer les compétences commerciales essentielles.

“Je veux être l’une des premières entrepreneuses à faire de l’agriculture une activité rentable dans ma communauté, mon pays et ailleurs”, confie Fannie Gondwe, directrice exécutive de Perisha Agro and Packaging Enterprise, basée au Malawi et membre du réseau VALUE4HER. En partenariat avec le Forum des femmes africaines pour l’innovation et l’entrepreneuriat (AWIEF) et le Réseau des femmes africaines sur l’agrobusiness (AWAN), VALUE4HER rassemble des entrepreneuses du secteur agricole pour exploiter les opportunités qu’offre le partage des expériences en leadership, réseautage, production, transformation, marketing et développement commercial. “Nous aidons ces femmes à accéder à des marchés de plus haute valeur, à acquérir des connaissances, des compétences et de la confiance pour opérer effectivement sur ces marchés et accéder au capital dont elles ont besoin pour faire croître leurs affaires” indique Sabdiyo Dido Bashuna, conseillère technique senior au CTA pour les chaînes de valeur et l’agribusiness.

Ce que VALUE4HER a mis en place est un réseau durable et profitable qui contribuera à transformer les petites exploitations et agroentreprises en entités commercialement viables (voir l’interview d’Irene Ochem, PDG d’AWIEF, dans Spore). L’autonomisation des femmes promue par de tels programmes valorise les compétences et les capacités de réseautage des femmes sur le long terme. “Il ne faudra pas longtemps pour que les entrepreneuses africaines se rallient à l’évolution technologique de l’agriculture, à condition qu’il y ait une réelle volonté politique de nos gouvernements, des politiques volontaires pour faire progresser les femmes sur le plan technologique, une stratégie d’inclusion, un engagement des femmes elles-mêmes et des programmes d’appui comme VALUE4HER”, affirme Fannie Gondwe.

Les femmes comme Fannie Gondwe représentent l’avenir. La digitalisation, par le biais de programmes comme VALUE4HER, les aidera à lever les obstacles à l’égalité entre hommes et femmes dans le secteur agricole. La Banque mondiale appelle cela “briser le plafond vert”. Après tout, il n’y a pas qu’en Afrique que les femmes sont le fer de lance du développement agricole.