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Sylvie Brunel : « En Afrique, l’agriculture moderne laisse de côté les masses paysannes »

Press review

Une agricultrice sud-africaine travaille dans son champ au sud de Johannesburg, le 21 février 2019.

© Siphiwe Sibeko / REUTERS

En Afrique, les champs de l’espoir (1). Selon la géographe, les Etats peuvent lutter contre la précarité rurale en favorisant la création de groupements de producteurs, de coopératives et de syndicats.

D’ici à 2050, la population de l’Afrique doublera, pour atteindre plus de 2 milliards d’individus. L’enjeu sera de nourrir ce continent où près de 240 millions de personnes sont déjà aujourd’hui victimes d’insécurité alimentaire. Et ce alors que l’agriculture y est nettement moins productive que dans le reste du monde. Un autre grand défi sera d’assurer des revenus décents aux agriculteurs, qui forment actuellement plus de la moitié des actifs africains et souffrent de pauvreté.

Professeure à Sorbonne Université et ancienne présidente d’Action contre la faim, la géographe Sylvie Brunel estime que les Etats africains ont « un rôle énorme à jouer » pour changer la donne. Auteure de nombreux livres consacrés à la faim et au développement (dernier paru : Toutes ces idées qui nous gâchent la vie, éd. Lattès, 2019), elle croit aussi que l’Afrique, avec ses immenses terres cultivables sous-exploitées, conserve le potentiel pour devenir « le grenier du monde ».

En quoi l’agriculture est-elle déterminante quand on parle du développement de l’Afrique ?

La question des paysans est au premier plan, d’abord parce qu’ils sont encore extrêmement nombreux. Même si les villes s’accroissent très rapidement, les urbains ne dépasseront les ruraux qu’en 2030. Or les paysans souffrent de ce que j’appelle « les 4 P » : la pauvreté et la précarité alimentaire ; la pénibilité, car leurs systèmes agraires sont encore très fragiles ; et les pertes, car les rendements sont très faibles, avec notamment des attaques parasitaires qui font des dégâts énormes.

Il existe d’autres modèles que celui de l’agriculture familiale paysanne. Certains sont dynamiques, insérés dans des circuits de commercialisation efficaces, notamment autour des villes avec le maraîchage, l’élevage de petits ruminants, l’aviculture… Et puis il y a une agriculture moderne avec de grandes firmes spécialisées sur des cultures destinées soit à l’exportation soit au marché urbain.

Mais quand on parle de l’agriculture africaine, on pense surtout à l’agriculture familiale, où se concentrent les masses paysannes. Et celle-là, sauf quand elle est soutenue par l’Etat, est dans une situation très difficile.

Pourquoi n’y a-t-il pas eu de révolution agricole en Afrique, alors que la majorité des terres arables disponibles dans le monde se trouvent sur ce continent ?

Une révolution verte s’appuie en général sur des variétés à haut rendement qui intéressent les pays du Nord. Or l’Afrique n’est pas le continent du riz, du blé ou du soja. Les cultures africaines sont à la fois très diverses et assez spécifiques, que ce soit le mil, le manioc, l’igname, le sorgho… Ce ne sont pas les plantes sur lesquelles la recherche en agroalimentaire a misé.

Une deuxième raison est que l’Afrique a mis du temps à ressentir l’urgence alimentaire, contrairement au reste du monde. Aux indépendances, elle disposait de beaucoup de terres, d’une pluviosité abondante et d’une faible densité de population. Les choses ont basculé assez tardivement, avec la conjonction de l’explosion démographique et du cycle de sécheresses qui a commencé dans les années 1970. C’est à ce moment-là que l’Afrique a commencé à être assimilée au continent de la faim.

Une autre difficulté vient de ce que la terre est en Afrique un bien collectif. Or quand on n’est pas propriétaire de la terre, on ne peut pas investir. On ne peut même pas obtenir un crédit à la banque puisqu’on ne peut rien gager. On ne peut donc pas moderniser. Enfin, un autre facteur crucial, c’est que les Etats n’ont pas vraiment investi dans l’agriculture.

Pourquoi ce manque de soutien vis-à-vis des ruraux, qui représentent pourtant la majorité des populations africaines ?

Parce que le paysan est loin, dans les campagnes. Tandis que le citadin a les moyens, en descendant dans les rues, de renverser le gouvernement. Ce dernier a donc préféré remplir les estomacs des urbains – les bourgeois, les étudiants, l’armée – à bas prix pour acheter la paix sociale. Et puis il y a un biais en faveur de l’importation, car quand on importe, on impose des taxes. Cela remplit les caisses de l’Etat, qui a, autrement, bien du mal à lever l’impôt. Les pays du Nord ont eux aussi poussé à l’importation, car ils produisaient tellement et si bon marché que c’était intéressant pour eux de nourrir les villes africaines.

Face à ces constats d’échec, deux modèles s’affrontent : celui qui préconise de passer à l’agrobusiness et celui qui valorise l’agriculture paysanne. Faut-il trancher entre l’un ou l’autre ?

« Beaucoup de gens disent que l’Afrique montre le chemin de l’agroécologie, mais c’est un fantasme »

La question, c’est : a-t-on une vision économique ou sociale de l’agriculture ? Pour créer des richesses et alléger la facture alimentaire du continent, certains veulent d’abord que l’agriculture soit productive. Ce sont par exemple les chefs d’Etat africains, qui, pris d’un vertige de la modernité, ont essayé de plaquer des modèles techniciens : des fermes d’Etat, des investisseurs étrangers… Et l’aide des bailleurs de fonds s’est elle aussi d’abord tournée vers les grands projets, parce qu’il est plus difficile de miser sur une infinité de petits producteurs. Cette méthode n’a pas forcément échoué : il existe aujourd’hui des périmètres de culture très modernes sur le continent. Le problème, c’est que ce modèle laisse de côté les masses paysannes, qui du coup partent vers les villes ou crèvent de faim.

Depuis une vingtaine d’années pourtant, cela change. On appelle à ne pas négliger le petit paysan. On parle aussi de plus en plus d’agroécologie. Beaucoup de gens se mettent même à dire que l’Afrique nous montre le chemin. Même si c’est un fantasme.

Pourquoi ?

Les agriculteurs africains ont toujours travaillé sur les associations de plantes, pour diversifier leur régime alimentaire et minimiser les risques en cas d’aléas comme les pluies, les maladies, les ravageurs. Ils n’ont pas les moyens d’acheter des engrais chimiques et essaient de jouer sur les services rendus par la nature. Le tout donne un grand jardin qui permet une forme d’assurance alimentaire mais demande beaucoup de travail et fournit peu de revenus. C’est un modèle de précarité. Le paysan africain fait ainsi car il y est contraint. Si on lui dit qu’on va lui donner de bonnes semences, de bons engrais, il est ravi.

Il faut surtout éviter de plaquer une vision un peu raciste selon laquelle l’agriculture doit d’abord permettre au paysan africain de satisfaire ses besoins alimentaires et croire qu’il va se contenter de cultures vivrières destinées à l’autoconsommation domestique. Même le plus modeste foyer rural a des besoins monétaires, pas uniquement physiologiques ! Il veut un téléphone portable, envoyer ses enfants à l’école, être en bonne santé. Le paysan africain est en quête d’opportunités. Mais pour les réaliser, il faut que son intérêt soit défendu.

Comment bâtir une agriculture plus résiliente ?

En investissant dans l’organisation du monde rural. C’est-à-dire en donnant aux paysans la possibilité de créer des groupements de producteurs, des coopératives, des syndicats. Etre regroupé permet d’être moins à la merci des intermédiaires et de vendre mieux.

« Quand vous créez du revenu pour un agriculteur, il cesse d’être un pauvre et devient lui aussi un consommateur »

Et les Etats ont un rôle énorme à jouer. Certains ont d’ailleurs commencé à agir pour faire reculer la pauvreté rurale. Ils ont donné aux agriculteurs l’accès à des intrants subventionnés – engrais, semences, produits de traitement, infrastructures d’irrigation – pour hisser la production. Ensuite, ils ont garanti l’achat de ces productions à des prix rémunérateurs. Et ils ont investi dans la création d’unités de transformation locale. C’est une étape cruciale pour pouvoir récupérer de la valeur, créer de l’emploi, approvisionner les villes et développer un marché intérieur. Car quand vous créez du revenu pour un agriculteur, il cesse d’être un pauvre et devient lui aussi un consommateur.

Cela se produit dans certains pays, comme le Rwanda. Bien sûr, les campagnes rwandaises restent pauvres si on les compare au Brésil. Mais si on compare le Rwanda d’aujourd’hui à celui de 2010, on peut dire que la pauvreté a beaucoup régressé.

Le changement climatique ne risque-t-il pas d’hypothéquer tous les efforts ?

Les projections du GIEC [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] montrent qu’en Afrique le réchauffement risque d’être plus élevé qu’ailleurs et les épisodes climatiques violents – sécheresses, tempêtes, etc. – beaucoup plus nombreux. Or moins une agriculture est évoluée, plus elle est vulnérable aux caprices du ciel. Le problème est aussi que le changement climatique s’exerce de façon particulièrement difficile dans des milieux déjà troublés politiquement, comme le Sahel.

En même temps, jamais autant de financements liés au climat n’ont été disponibles. L’Afrique peut capter ces crédits verts. Et c’est bien ce contexte qui encourage à lancer de vastes programmes de reboisement et de fixation des gens dans les campagnes, comme l’initiative de la grande muraille verte. Le changement climatique est une menace, mais ce peut être aussi l’opportunité de bénéficier d’une modernisation qui ne répète pas les erreurs des révolutions vertes passées, lesquelles misaient d’abord sur les techniques en négligeant les conséquences sociales et environnementales.

L’Afrique conserve le potentiel pour inverser son destin en moins de trente ans : compte tenu de ses réserves foncières colossales et de son immense paysannerie, elle pourrait bel et bien devenir le grenier du monde.

Marie de Vergès

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